-, ,Oaa(»5iSSfl5«!&H*B»ift*«^5«^ '^^71""'''^^^^ #^' 'W H- A * i^A ^5,, ii VICTOR- H 1'.' m /4m^ i 1 -S'i'iS? l1 ^ ^î' -^ «^^' ^■fi^ilJ 1» i» ir #^^ ii ii^ ^ "'1 j;^^ %^*»./ <^(tiJfct> ^^^sLlid^ x^--' j Digitized by the Internet Archive in 2010 witli funding from University of Ottawa littp://www.arcliive.org/details/marietudorlaesmOOIiugo N N Marie Tudor - lua Esmeralda Angelo Tar Victo?^ Hugo 5^(e/son, Éditeurs 189, rue Saint -Jacquei Londres, Edimbourg et Neiu-Vork N N COLLECTION C^LSON Publiée sozts la direction littéraire de CHARLES SAROI.EA, Docteur es lettres : Directeur de la Section française à V Université d'Éiiiinbourg^. MARIE TUDOR Préface ...... Première Journée : L Homme du peuple Deuxième Journée : La Reine . Troisième Journée : Lequel des deux ? Note de Pédition originale Notes de l'édition de i8jy Pages 9 15 61 100 152 154 LA ESMERALDA Préface . 161 Acte premier ..... . . 165 Acte deuxième. .... . 184 Acte troisième ..... • 199 Acte quatrième .... . 213 6 TABLE ANGELO Pages Préface ........ 237 Première Journée : La Clef . . . .243 Deuxième Journée : Le Crucifix . . .276 Troisième Journée : Le bla7ic pour le noir . .311 Noie de l'édition originale . . . -373 JVole de V édition de 18 jj .. . . -375 MARIE TUDOR Il y a deux manières de passionner la foule au théâtre : par le grand et par le \Tai. Le grand prend les masses, le vrai saisit rindi\ddu. Le but du poëte dramatique, quel que soit d'ailleurs l'ensemble de ses idées sur l'art, doit donc toujours être, avant tout, de chercher le grand, comme Corneille, ou le \Tai, comme Molière ; ou, mieux encore, et c'est ici le plus haut sommet où puisse monter le génie, d'atteindre tout à la fois le grand et le vrai, le grand dans le vrai, le vrai dans le grand, comme Shakespeare. Car, remarquons-le en passant, il a été donné à Shakespeare, et c'est ce qui fait la souverainet de son génie, de concilier, d'unir, d'amalgamer sans cesse dans son œuvre ces deux qualités, la vérité et la grandeur, qualités presque opposées, ou tout au moins tellement distinctes, que le défaut de chacune d'elles constitue le contraire de l'autre. L'écueil du vrai, c'est le petit ; l'écueil du grand, c'est le faux. Dans tous les ouvrages de Shake- speare, il y a du grand qui est vrai et du vrai qui est grand. Au centre de toutes ses créations, on retrouve le point d'intersection de la grandeur et de la vérité ; et là où les choses grandes et les choses vraies se croisent, l'art est complet. Shake- speare, comme Michel-Ange, semble avoir été créé pour résoudre ce problème étrange dont le simple énoncé paraît absurde : — rester toujours dems 10 MARIE TUDOR la nature, tout en en sortant quelquefois. — Shakespeare exagère les proportions, mais il maintient les rapports. Admirable toute-puissance du poëte ! il fait des choses plus hautes que nous qui vivent comme nous. Hamlet, par exemple, est aussi vrai qu'aucun de nous, et plus grand. Hamlet est colossal, et pourtant réel. C'est que Hamlet, ce n'est pas vous, ce n'est pas moi, c'est nous tous. Hamlet, ce n'est pas un homme, c'est l'homme. Dégager perpétuellement le grand à travers le vrai, le vrai à travers le grand, tel est donc, selon l'auteur de ce drame, et en maintenant, du reste, toutes les autres idées qu'il a pu développer ailleurs sur ces matières, tel est le but du poëte au théâtre. Et ces deux mots, grand et vrai, renferment tout. La vérité contient la moralité, le grand contient le beau. Ce but, on ne lui supposera pas la présomption de croire qu'il l'a jamais atteint, ou même qu'il pourra jamais l'atteindre ; mais on lui permettra de se rendre à lui-même publiquement ce témoi- gnage qu'il n'en a jamais cherché d'autre au théâtre jusqu'à ce jour. Le nouveau drame qu'il vient de faire représenter est un effort de plus vers ce but rayonnant. Quelle est, en effet, la pensée qu'il a tenté de réaliser dans Marie Tudor ? La voici. Une reine qui soit une femme. Grande com.me reine. Vraie comme femme. Il l'a déjà dit ailleurs, le drame comme il le sent, le drame comme il voudrait le voir créer par un homme de génie, le drame selon le dix-neuvième siècle, ce n'est pas la tragi-comédie hautaine, démesurée, espagnole et sublime de Corneille ; ce n'est pas la tragédie abstraite, amoureuse, idéale et PREFACE II divinement élégiaque de Racine ; ce n'est pas la comédie profonde, sagace, pénétrante, mais trop impitoyablement ironique, de Molière ; ce n'est pas la tragédie à intention philosophique de Vol- taire ; ce n'est pas la comédie à action révolu- tionnaire de Beaumarchais ; ce n'est pas plus que tout cela, mais c'est tout cela à la fois ; ou, pour mieux dire, ce n'est rien de tout cela. Ce n'est pas, comme chez ces grands hommes, un seul côté des choses systématiquement et per- pétuellement mis en lumière, c'est tout regardé à la fois sous toutes les faces. S'il y avait un homme aujourd'hui qui pût réaliser le drame comme nous le comprenons, ce dramxe, ce serait le cœur humain, la tête humaine, la passion humaine, la volonté humaine ; ce serait le passé ressuscité au profit du présent ; ce serait l'histoire que nos pères ont faite, confrontée avec l'histoire que nous faisons ; ce serait le mélange sur la scène de tout ce qui est mêlé dans la vie ; ce serait une émeute là et une causerie d'amour ici, et dans la causerie d'amour ime leçon pour le peuple, et dans l'émeute un cri pour le cœur ; ce serait le rire ; ce seraient les larmes ; ce serait le bien, le mal, le haut, le bas, la fatalité, la providence, le génie, le hasard, la société, le monde, la nature, la vie ; et au-dessus de tout cela on sentirait planer quelque chose de grand ! A ce drame, qui serait pour la foule un perpétuel enseignement, tout serait permis, parce qu'il serait dans son essence de n'abuser de rien. Il aurait pour lui une telle notoriété de loyauté, d'élévation, d'utilité et de bonne conscience, qu'on ne l'accuserait jamais de chercher l'effet et le fracas, là où il n'aurait cherché qu'une moralité 12 MARIE TUDOR et une leçon. Il pourrait mener François I" chez Maguelonne sans être suspect ; il pourrait, sans alarmer les plus sévères, faire jaillir du cœur de Didier la pitié pour Marion ; il pourrait, sans qu'on le taxât d'emphase et d'exagération comme l'auteur de Marie Tiidor, poser largement sur la scène, dans toute sa réalité terrible, ce formidable tri- angle qui apparaît si souvent dans l'histoire : une reine, un favori, un bourreau. A l'homme qui créera ce drame il faudra deux qualités, conscience et génie. L'auteur qui parle ici n'a que la première, il le sait. Il n'en continuera pas moins ce qu'il a commencé, en désirant que d'autres fassent mieux que lui. Aujourd'hui, un immense public, de plus en plus intelligent, sjon- pathise avec toutes les tentatives sérieuses de l'art. Aujourd'hui, tout ce qu'il y a d'élevé dans la critique aide et encourage le poëte. Le reste des jugeurs importe peu. Que le poëte vienne donc ! Quant à l'auteur de ce drame, sûr de l'avenir qui est au progrès, certain qu'à défaut de talent sa persévérance lui sera comptée un jour, il attache un regard serein, confiant et tranquille sur la foule qui, chaque soir, entoure cette œuvre si incom- plète de tant de curiosité, d'anxiété et d'atten- tion. En présence de cette foule, il sent la respon- sabilité qui pèse sur lui, et il l'accepte avec calme. Jamais, dans ses travaux, il ne perd im seul instant de vue le peuple que le théâtre civilise, l'histoire que le théâtre explique, le cœur humain que le théâtre conseille. Demain il quittera l'œuvre faite porur l'œuvre à faire ; il sortira de cette foule pour rentrer dans sa solitude ; solitude profonde, où ne parvient aucune mauvaise influence du monde ex- térieur, où la jeunesse, son amie, vient quelquefois PRÉFACE 13 lui serrer la main, où il est seul avec sa pensée, son indépendance et sa volonté. Plus que jamais, sa solitude lui sera chère ; car ce n'est que dans la solitude qu'on peut travailler pour la foule. Plus que jamais, il tiendra son esprit, son œuvre et sa pensée éloignés de toute coterie ; car il connaît quelque chose de plus grand que les coteries, ce sont les partis, quelque chose de plus grand que les partis, c'est le peuple, quelque chose de plus grand que le peuple, c'est l'humanité. 17 novembre 1833. PERSONNAGES MARIE, Reine. JAXE. GILBERT. FABIAXO FABIAXI. SIMON RENARD. JOSHUA FARNABY. UN JUIF. LORD CLINTON. LORD CHANDOS. LORD :\IONTAGU. MAÎTRE ÉNEAS DULVERTON. LORD GARDINER. UN GEÔLIER. Seigneurs, Pages, G.^rdes, le Bourreai*. Londres. — 1553. MARIE TUDOR PREMIÈRE JOURNÉE L'HOMME DU PEUPLE Le bord de la Tamise. Une grève déserte. Un vieux parapet en ruine cache le bord de l'eau. A droite, une maison de pauvTc apparence. A l'angle de cette maison, une statuette de la Vierge, au pied de laquelle une étoupe brûle dans un treillis de ter. Au fond, au delà de la Tamise, Londres. On distingue deux hauts édifices, la Tour de Londres et Westminster. — Le jour com- mence à baisser. SCÈNE PREMIÈRE Plusieurs hommes groupés çà et là sur la grève, parmi lesquels SIMON RENARD ; JOHN BRIDGES, baron CHANDOS; ROBERT CLINTON, baron CLINTON ; ANTHONY BROWN, vicomte DE MONTAGU. LORD CH.\NDOS. V^ous avez raison, mylord. Il faut que ce damné italien ait ensorcelé la reine. La reine ne peut plus se passer de lui. Elle ne vit que par lui, elle n'a de joie qu'en lui, elle n'écoute que lui. Si elle est un 14 i6 MARIE TUDOR jour sans le voir, ses yeux deviennent languissants, comme du temps où elle aimait le cardinal Polus, vous savez ? SIMON RENARD. Très amoureuse, c'est vrai, et par conséquent très jalouse. LORD CHANDOS. L'italien l'a ensorcelée ! LORD MONTAGU. Au fait, on dit que ceux de sa nation ont des philtres pour cela. LORD CLINTON. Les espagnols sont habiles aux poisons qui font mourir, les italiens aux poisons qui font aimer. LORD CHANDOS. Le Fabiani alors est tout à la fois espagnol et italien. La reine est amoureuse et malade. Il lui fait boire des deux. LORD MONTAGU. Ah çà, en réalité, est -il espagnol ou italien ? LORD CHANDOS. Il paraît certain qu'il est ne en Italie, dans la Capitanate, et qu'il a été élevé en Espagne. Il se prétend allié à une grande famille espagnole. Lord Clinton sait cela sur le bout du doigt. JOURNÉE I — L'HOMME DU PEUPLE 17 LORD CLINTON. Un aventurier. Xi espagnol, ni italien. Encore moins anglais. Dieu merci ! Ces hommes qui ne sont d'aucun pays n'ont point de pitié pour les pays quand ils sont puissants ! LORD MONTAGU. Ne disiez-vous pas la reine malade, Chandos ? Cela ne l'empêche pas de mener vie joyeuse avec son favori. LORD CLINTON. Vie joyeuse ! vie joyeuse ! Pendant que la reine rit, le peuple pleure. Et le favori est gorgé. Il mange de l'argent et boit de l'or, cet homme ! La reine lui a donné les biens de lord Talbot, du grand lord Talbot ! la reine l'a fait comte de Clanbrassil et baron de Dinasmonddy, ce Fabiano Fabiani qui se dit de la famille espagnole de Pefialver, et qui en a menti ! Il est pair d'Angleterre comme vous, Montagu, comme vous, Chandos, comme Stanley, comme Norfolk, comme moi, comme le roi ! Il a la jarretière comme l'infant de Portugal, comme le roi de Danemark, comme Thomas Percy, septième comte de Northumberland ! Et quel tyran que ce tyran qui nous gouverne de son lit ! Jamais rien de si dur n'a pesé sur l'Angleterre. J'en ai pourtant vu, moi qui suis vieux ! Il y a soixante-dix potences neuves à Tyburn ; les bûchers sont toujours braise et jamais cendre ; la hache du bourreau est aiguisée tous les matins et ébréchée tous les soirs. Chaque jour c'est quelque grand gentilhomme qu'on abat. Avant-hier c'était Blantwe, hier i8 MARIE TUDOR Northcurry, aujourd'hui South-Reppo, demain Tyrconnel. La semaine prochaine ce sera vous, Chandos, et le mois prochain ce sera moi. Mylords ! mylords ! c'est une honte et c'est une impiété que toutes ces bonnes têtes anglaises tombent ainsi pour le plaisir d'on ne sait quel misérable aventurier qui n'est même pas de ce pays ! C'est une chose affreuse et insupportable de penser qu'un favori napolitain peut tirer autant de billots qu'il en veut de dessous le lit de cette reine ! Ils mènent tous deux joyeuse vie, dites-vous. Par le ciel ! c'est infâme ! Ah ! ils mènent joyeuse vie, les amoureux, pendant que le coupe-tête à leur porte fait des veuves et des orphelins ! Oh ! leur guitare italienne est trop accompagnée du bruit des chaînes ! Madame la reine ! vous faites venir des chanteurs de la chapelle d'Avignon, vous avez tous les jours dans votre palais des comédies, des théâtres, des estrades pleines de musiciens. Pardieu, madame, moins de joie chez vous, s'il vous plaît, et moins de deuil chez nous. Moins de baladins ici, et moins de bourreaux là. ]\loins de tréteaux à Westminster, et moins d'échafauds à Tybum ! LORD MOXTAGU. Prenez garde. Nous sommes loyaux sujets, mylord Clinton, Rien sur la reine, tout sur Fabiani. SIMON RENARD, posant la main sur l'épaule de lord Clinton. Patience ! / LORD CLINTON. Patience ! cela vous est facile à dire à vous, monsieur Simon Renard. Vous êtes bailli d'Amont JOURNÉE I — L'HOMME DU PEUPLE 19 en Franche-Comté, sujet de l'empereur et son légat à Londres. Vous représentez ici le prince d'Espagne, futur mari de la reine. Votre persorme est sacrée pour le favori. Mais nous, c'est autre chose. — Voyez-vous ? Fabiani, pour vous, c'est le berger ; pour nous, c'est le boucher. La nuit est tout à fait tombée. SIMON RENARD. Cet homme ne me gêne pas moins que vous. Vous ne craignez que pour votre vie, je crains pour mon crédit, moi. C'est bien plus. Je ne parle pas, j'agis. J'ai moins de colère que vous, mylord, j'ai plus de haine. Je détruirai le favori. LORD MONTAGU. Oh ! comment faire ? j'y songe tout le jour. SIMON RENARD. Ce n'est pas le jour que se font et se défont les favoris des reines, c'est la nuit. LORD CHANDOS. Celle-ci est bien noire et bien affreuse ! SIMON RENARD. Je la trouve belle pour ce que j'en veux faire. LORD CHANDOS. Ou'en voulez-vous faire ? 20 :marie tudor SIMON RENARD. Vous verrez. — Mylord Chandos, quand une femme règne, le caprice règne. Alors la politique n'est plus chose de calcul, mais de hasard. Ou ne peut plus compter sur rien. Aujourd'hui n'amène plus logiquement demain. Les affaires ne se jouent plus aux échecs, mais aux cartes. LORD CLINTON. Tout cela est fort bien, mais venons au fait. Monsieur le bailli, quand nous aurez-vous déli\Tés du favori ? cela presse. On décapite demain T5nrconnel. SIMON RENARD. Si je rencontre cette nuit un homme comme j'en cherche un, TjTConnel soupera avec vous demain soir. LORD CLINTON. Que voulez-vous dire ? que sera devenu Fabiani ? SIMON RENARD. Avez-vous de bons yeux, mylord ? LORD CLINTON. Oui, quoique je sois vieux et que la nuit soit noire. SIMON RENARD. Voyez -VOUS Londres de l'autre côté de l'eau ? LORD CLINTON. Oui. Pourquoi i ? JOURNÉE I — L'HOM.^IE DU PEUPLE 21 SIMON RENARD. Regardez bien. On voit d'ici le haut et le bas de la fortune de tout favori, Westminster et la Tour de Londres. LORD CLINTON. Eh bien ? SIMON RENARD. Si Dieu m'est en aide, il y a un homme qui, au moment où nous parlons, est encore là (il montre Westminster), et qui demain, à pareille heure, sera ici. (Il montre la Tour.) LORD CLINTON. Que Dieu vous soit en aide ! LORD MONTAGU. Le peuple ne le hait pas moins que nous. Quelle fête dans Londres le jour de sa chute ! LORD CHANDOS. Nous nous sommes mis entre vos mains, mon- siem: le bailli. Disposez de nous. Que faut -il faire ? SIMON RENARD, montrant la maison près de l'eau. Vous voyez bien tous cette maison. C'est la maison de Gilbert, l'ouvrier ciseleur. Ne la perdez pas de vue. Dispersez-vous avec vos gens, mais sans trop vous écarter. Surtout ne faites rien sans moi. LORD CH.\NDOS. C'est dit. Tous sortent de divers côtés. 22 MARIE TUDOR SIMON RENARD, resté seul. Un homme comme celui qu'il me faut n'est pas facile à trouver. Il sort. — Entrent Jane et Gilbert se tenant sous le bras ; ils vont du côté de la maison. Joshua Farnaby les accompagne, enveloppé d'un manteau. SCENE II JANE, GILBERT, JOSHUA FARNABY. JOSHUA. Je vous quitte ici, mes bons amis. Il est nuit, et il faut que j'aille reprendre mon service de porte- clefs à la Tour de Londres, Ah ! c'est que je ne suis pas libre comme vous, moi ! Voyez-vous ! un guichetier, ce n'est qu'une espèce de prisonnier. Adieu, Jane. Adieu, Gilbert. Mon Dieu ! mes amis, que je suis donc heureux de vous voir heureux ! Ah çà, Gilbert, à quand la noce ? GILBERT. Dans huit jours ; n'est-ce pas, Jane ? JOSHUA. Sur ma foi, c'est après-demain la Noël. Voici le jour des souhaits et des étrennes. Mais je n'ai rien à vous souhaiter. Il est impossible de désirer plus de beauté à la fiancée et plus d'amour au ûancé. Vous êtes heureux ! JOURNÉE I — L'HOMME DU PEUPLE 23 GILBERT. Bon Joshua ! et toi, est-ce que tu n'es pas heureux ? JOSHUA. Ni heureux ni malheureux. J'ai renoncé à tout, moi. Vois-tu, Gilbert (il entr'ouvre son manteau et laisse voir un trousseau de clefs qui pend à sa ceintiare), dcS clefs de prison qui vous sonnent sans cesse à la ceinture, cela parle, cela vous entretient de toutes sortes de pensées philosophiques. Quand j'étais jeune, j'étais comme un autre, amoureux tout un jour, ambitieux tout un mois, fou toute l'année. C'était sous le roi Henri VIII que j'étais jeune. Un homme singulier que ce roi Henri VIII ! Un homme qui changeait de femmes comme une femme change de robes. Il répudia la première, il fit couper la tête à la seconde, il fit ouvrir le ventre à la troisième ; quant à la quatrième, il lui fit grâce, il la chassa ; mais, en revanche, il fit couper la tête à la cinquième. Ce n'est pas le conte de Barbe-Bleue que je vous fais là, belle Jane, c'est l'histoire de Henri VIII. Moi, dans ce temps-là, je m'occupais de guerres de religion, je me battais pour l'un et pour l'autre. C'était ce qu'il y avait de mieux alors. La question, d'ailleurs, était fort épineuse. Il s'agissait d'être pour ou contre le pape. Les gens du roi pendaient ceux qui étaient pour, mais ils brûlaient ceux qui étaient contre. Les indifférents, ceux qui n'étaient ni pour ni contre, on les brûlait ou on les pendait, indifféremment. S'en tirait qui pouvait. Oui, la corde. Non, le fagot. Ni oui ni non, le fagot ou la corde. Moi qui vous parle, j'ai senti le roussi bien souvent, et je ne suis pas sûr de n'avoir pas été 24 MARIE TUDOR deux ou trois fois dépendu. C'était un beau temps, à peu près pareil à celui-ci. Oui, je me battais pour tout cela. Du diable si je sais maintenant pour qui et pour quoi je me battais. Si l'on me reparle de maître Luther et du pape Paul III, je hausse les épaules. Vois-tu, Gilbert, quand on a des cheveux gris, il ne faut pas revoir les opinions pour qui l'on faisait la guerre et les femmes à qui l'on faisait l'amour à vingt ans. Femmes et opinions vous parais- sent bien laides, bien vieilles, bien chétives, bien édentées, bien ridées, bien sottes. C'est mon histoire. Maintenant je suis retiré des affaires. Je ne suis plus soldat du roi ni soldat du pape, je suis geôlier à la Tour de Londres. Je ne me bats plus pour personne, et je mets tout le monde sous clef. Je suis guichetier et je suis vieux; j'ai un pied dans une prison et l'autre dans la fosse. C'est moi qui ramasse les morceaux de tous les ministres et de tous les favoris qui se cassent chez la reine. C'est fort amusant. Et puis j'ai un petit enfant que j'aime, et puis vous deux que j'aime aussi, et si vous êtes heureux, je suis heureux ! GILBERT. En ce cas, sois heureux, Joshua ! N'est-ce pas, Jane ? JOSHUA. Moi, je ne puis rien pour ton bonheur, mais Jane peut tout. Tu l'aimes ! Je ne te rendrai même aucrm service de ma vie. Tu n'es heureusement pas assez grand seigneur pour avoir jamais besoin du porte-clefs de la Tour de Londres. Jane acquittera ma dette en même temps que la sienne. Car, elle et moi, nous te devons tout. Jane n'était qu'une JOURNÉE I — L'HOMME DU PEUPLE 25 pauvre enfant, orpheline abandonnée ; tu l'as recueillie et élevée. Moi, je me noyais un beau jour dans la Tamise ; tu m'as tiré de l'eau. GILBERT. A quoi bon toujours parler de cela, Joshua ? JOSHUA. C'est pour te dire que notre devoir, à Jane et à moi, est de t'aimer, moi comme un frère, elle... — pas comme une sœur ! JANE. Non, comme une femme. Je vous comprends, Joshua. (Elle retombe dans sa rêverie.) GILBERT, bas, à Joshua. Regarde-la, Joshua ! N'est-ce pas qu'elle est belle et charmante, et qu'elle serait digne d'un roi ? Si tu savais ! tu ne peux pas te figurer comme je l'aime ! JOSHUA. Prends garde. C'est imprudent. Une femme, ça ne s'aime pas tant que ça. Un enfant, à la bonne heure ! GILBERT. Que veux-tu dire ? JOSHUA. Rien. — Je serai de votre noce dans huit jours, — J'espère qu'alors les affaires d'État me lais- seront im peu de liberté, et que tout sera fini. 26 MARIE TUDOR GILBERT. Quoi ? qu'est-ce qui sera fini ? JOSHUA. Ah ! tu ne t'occupes pas de ces choses-là, toi, ' Gilbert. Tu es amoureux. Tu es du peuple. Et qu'ast-ce que cela te fait les intrigues d'en haut, à toi qui es heureux en bas? Mais, puisque tu me questionnes, je te dirai qu'on espère que, d'ici à huit jours, d'ici à vingt-quatre heures peut-être, Fabiano Fabiani sera remplacé près de la reine par un autre. GILBERT. Qu'est-ce que c'est que Fabiano Fabiani ? JOSHUA. C'est l'amant de la reine, c'est un favori très célèbre et très charmant, un favori qui a plus vite fait couper la tête à un homme qui lui déplaît qu'une entremetteuse n'a dit ave, le meilleur favori que le boun-eau de la Tour de Londres ait eu depuis dix ans. Car tu sais que le bourreau reçoit, pour chaque tête de grand seigneur, dix écus d'argent, et quelquefois le double, quand la tête est tout à fait considérable. — On souhaite fort la chute de ce Fabiani. — Il est vrai que, dans mes fonctions à la Tour, je n'entends guère gloser sur son compte que des gens d'assez mauvaise humeur, des gens à qui l'on doit couper le cou d'ici à un mois, des mécontents. GILBERT. Que les loups se dé\'orent entre eux ! que nous JOURNÉE I — UHOMME DU PEUPLE 27 importe, à nous, la reine et le favori de la reine, n'est-ce pas, Jane ? JOSHUA. Oh ! il y a une fière conspiration contre Fabiani ! S'il s'en tire, il sera heureux. Je ne serais pas sur- pris qu'il y eût quelque coup de fait cette nuit. Je viens de voir rôder par là maître Simon Renard tout rêveur. GILBERT. Qu'est-ce que c'est que maître Simon Renard ? JOSHUA. Comment ne sais-tu pas cela ? C'est le bras droit de l'empereur à Londres. La reine doit épouser le prince d'Espagne, dont Simon Renard est le légat près d'elle. La reine le hait, ce Simon Renard, mais elle le craint, et ne peut rien contre lui. Il a déjà détruit deux ou trois favoris. C'est son instinct de détruire les favoris. Il nettoie le palais de temps en temps. Un homme subtil et très malicieux, qui sait tout ce qui se passe, et qui creuse toujours deux ou trois étages d'intrigues souterraines sous tous les événements. Quant à lord Paget, — ne m'as-tu pas demandé aussi ce que c'était que lord Paget ? — c'est un gentil- homme délié, qui a été dans les affaires sous Henri VIII. Il est membre du conseil étroit. Un tel ascendant, que les autres ministres n'osent pas souffler devant lui. Excepté le chancelier cependant, mylord Gardiner, qui le déteste. Un homme violent, ce Gardiner, et très bien né. Quant à Paget, ce n'est rien du tout. Le fils d'un savetier. Il va être fait baron Paget de Beaudesert en Stafford. 28 MARIE TUDOR GILBERT. Comme il vous débite couramment toutes ces choses-là, ce Joshua ! JOSHUA. Pardieu ! à force d'entendre causer les prison- niers d'État ! Simon Renard paraît au fond du théâtre. — Vois-tu, Gilbert, l'homme qui sait le mieux l'histoire de ce temps-ci, c'est le guichetier de la Tour de Londres. SIMON RENARD, qui a entendu les dernières paroles du fond du théâtre. Vous vous trompez, mon maître. C'est le bourreau. JOSHUA, bas à Jane et à Gilbert. Reculons-nous un peu. Simon Renard s'éloigne lentement. — Quand Simon Renard a disparu. — C'est précisément maître Simon Renard. GILBERT. Tous ces gens qui rôdent autour de ma maison me déplaisent. JOSHUA. Que diable vient-il faire par ici ? Il faut que je m'en retourne vite. Je crois qu'il me prépare de la besogne. Adieu, Gilbert. Adieu, belle Jane. — Je vous ai pourtant vue pas plus haute que cela ! JOURNÉE I — L'HOMME DU PEUPLE 29 GILBERT. Adieu, Joshua. — Mais, dis-moi, qu'est-ce que tu caches donc là, sous ton manteau ? JOSHUA. Ah ! j'ai mon complot aussi, moi. GILBERT. Quel complot ? JOSHUA. Oh ! an^oureux qui oubliez tout ! Je viens de vous rappeler que c'était après-demain le jour des étrennes et des cadeaux. Les seigneurs complotent une surprise à Fabiani ; moi, je complote de mon côté. La reine va se donner peut-être un favori tout neuf. Moi, je vais donner une poupée à mon enfant, (il tire une poupée de dessous son manteau.) — ToutC neuve aussi. — Nous verrons lequel des deux aura le plus vite brisé son joujou. Dieu vous garde, mes amis ! GILBERT. Au revoir, Joshua. Joshua s'éloigne. Gilbert prend la main de Jane et la baise avec passion. JOSHUA, au fond du théâtre. Oh I que la providence est grande ! elle donne à chacim son jouet, la poupée à l'enfant, l'enfant à l'homme, l'homine à la femme, et la femme au diable ! (il sort.) 30 MARIE TUDOR SCÈNE III GILBERT, JANE. GILBERT. Il faut que je vous quitte aussi. Adieu, Jane. Dormez bien. JANE. V^ous ne rentrez pas ce soir avec moi, Gilbert ? GILBERT. Je ne puis. Vous savez, je vous l'ai déjà dit, Jane, j'ai im travail à terminer à mon atelier cette nuit. Un m.anche de poignard à ciseler pour je ne sais quel lord Clanbrassil, que je n'ai jamais vu, et qui me l'a fait demander pour demain matin. JANE. Alors, bonsoir, Gilbert. A demain. GILBERT. Non, Jane, encore un instant. Ah ! mon Dieu ! que j'ai de peine à m.e séparer de vous, fût-ce pour quelques heures ! Qu'il est bien vrai que vous êtes ma vie et ma joie ! Il faut pourtant que j'aille travailler. Nous sommes si pauvres ! Je ne veux pas entrer, car je resterais; et cependant je ne puis partir, homme faible que je suis ! Tenez, asseyons-nous quelques minutes à la porte, sur ce banc. Il me semble qu'il me sera moins difficile de m'en aller que si j'entrais dans la maison, et surtout dans JOURNÉE I — L'HOMME DU PEUPLE 31 votre chambre. Donnez-moi votre main, (il s'assied et lui prend les deux mains dans les siennes, elle debout.) — Jane ! m'aimes-tu ? JANE. Oh ! je vous dois tout, Gilbert ! je le sais, quoique vous me l'ayez caché longtemps. Toute petite, presque au berceau, j'ai été abandonnée par mes parents, vous m'avez prise. Depuis seize ans, votre bras a travaillé pour moi comme celui d'un père, vos yeux ont veillé sur moi comme ceux d'une mère. Qu'est-ce que je serais sans vous, mon Dieu ! Tout ce que j'ai, vous me l'avez donné ; tout ce que je suis, vous l'avez fait. GILBERT. Jane ! m'aimes-tu ? JANE. Quel dévouement que le vôtre, Gilbert ! vous travaillez nuit et jour pour moi, vous vous brûlez les yeux, vous vous tuez. Tenez, voilà encore que vous passez la nuit aujourd'hui. Et jamais un reproche, jamais une dureté, jamais une colère. Vous si pauvre ! jusqu'à mes petites coquetteries de femme, vous en avez pitié, vous les satisfaites. Gilbert, je ne songe à vous que les larmes aux yeux. Vous avez quelquefois manqué de pain, je n'ai jamais manqué de rubans. GILBERT. Jane ! m'aimes-tu ? JANE. Gilbert, je voudi*ais baiser vos pieds. 32 MARIE TUDOR GILBERT. M'aimes-tu ? m'aimes-tu ? Oh ! tout cela ne me dit pas que tu m'aimes. C'est de ce mot-là que j'ai, besoin, Jane ! De la reconnaissance, toujours de la reconnaissance ! Oh ! je la foule aux pieds, la re- connaissance 1 je veux de l'amour, ou rien. — Mourir ! — Jane, depuis seize ans tu es ma fille, tu vas être ma femme maintenant. Je t'avais adoptée, je veux t'épouser. Dans huit jours, tu sais, tu me l'as promis. Tu as consenti. Tu es ma fiancée. Oh ! tu m'aimais quand tu m'as promis cela. O Jane ! il y a eu un temps, te rappelles-tu ? où tu me disais : je t'aime ! en levant tes beaux yeux au ciel. C'est toujours comme cela que je te veux. Depuis plusieurs mois il me semble que quelque chose est changé en toi, depuis trois semaines surtout que mon travail m'oblige à m'absenter quelquefois les nuits. O Jane ! je veux que tu m'aimes, moi. Je suis habitué à cela. Toi, si gaie auparavant, tu es toujours triste et pré- occupée à présent ; pas froide, pauvre enfant, tu fais ton possible pour ne pas l'être ; mais je sens bien que les paroles d'amour ne te viennent plus bonnes et naturelles comme autrefois. Qu'as-tu ? Est-ce que tu ne m'aimes plus ? Sans doute je suis un honnête homme, sans doute je suis un bon ou\Tier ; sans doute, sans doute, mais je voudrais être un voleur et un assassin, et être aimé de toi ! — Jane ! si tu savais comme je t'aime ! JANE. Je le sais, Gilbert, et j'en pleure. GILBERT. De joie ! n'est-ce pas ? Dis-moi que c'est de joie. JOURNÉE I — L'HOMME DU PEUPLE Z2> Oh ! j'ai besoin de le croire. Il n'y a que cela au monde, être aimé. Je ne suis qu'un pauvre cœur d'ou\T:ier, mais il faut que ma Jane m'aime. Que me parles-tu sans cesse de ce que j'ai fait pour toi? Un seul mot d'amour de toi, Jane, laisse toute la reconnaissance de mon côté. Je me damnerai et je commettrai un crime quand tu voudras. Tu seras ma femme, n'est-ce pas, et tu m'aimes? Vois-tu, Jane, pour un regard de toi je donnerais mon travail et ma peine ; pour un sourire, ma vie ; pour un baiser, mon âme ! JANE. Quel noble cœur vous avez, Gilbert ! GILBERT. Écoute, Jane ! ris si tu veux, je suis fou, je suis jaloux ! C'est comme cela. Ne t'offense pas. Depuis quelque temps il me semble que je vois bien des jeunes seigneurs rôder par ici. Sais-tu, Jane, que j'ai trente-quatre ans? Quel malheur pour un misérable ouvrier gauche et mal vêtu comme moi, qui n'est plus jeune, qui n'est pas beau, d'aimer une belle et charmante enfant de dix-sept ans, qui attire les beaux jeunes gentilshommes dorés et chamarrés comme une lumière attire les papil- lons ! Oh ! je souffre, va ! Je ne t'offense jamais dans ma pensée, toi si honnête, toi si pure, toi dont le front n'a encore été touché que par mes lèvres ! Je trouve seulement quelquefois que tu as trop de plaisir à voir passer les cortèges et les cavalcades de la reine, et tous ces beaux habits de satin et de velours sous lesquels il y a si peu de cœurs et si peu d'âmes ! Pardonne-moi ! — ^Mon 2 34 MARIE TUDOR Dieu ! pourquoi donc vient-il par ici tant de jeunes gentilshonimes ? Pourquoi ne suis-je pas jeune, beau, noble et riche ? Gilbert, l'ouvrier ciseleur, voilà tout. Eux, c'est lord Chandos, lord Gérard Fitz-Gerard, le comte d'Arundel, le duc de Nor- folk ! Oh ! que je les hais ! Je passe ma vie à ciseler pour eux des poignées d'épée dont je leur voudrais mettre la lame dans le ventre. JANE. Gilbert!... GILBERT. Pardon, Jane. N'est-ce pas, l'amour rend bien méchant ? J.\XE. Non, bien bon. — Vous êtes bon, Gilbert. GILBERT. Oh ! que je t'aime ! Tous les jours davantage. Je voudrais mourir pour toi. Aime-moi ou ne m'aime pas, tu en es bien la maîtresse. Je suis fou. Par- donne-moi tout ce que je t'ai dit. Il est tard. Il faut que je te quitte. Adieu ! Mon Dieu ! que c'est triste de te quitter ! — Rentre chez toi. Est-ce que tu n'as pas ta clef ? JANE. Non. Depuis quelques jours je ne sais ce qu'elle est devenue. GILBERT. Voici la mienne. — A demain matin. — Jane, n'oublie pas ceci. Encore aujourd'hui ton père ; dans huit jours ton mari, (il la baise au front et sort.) JOURNÉE I — L'HOMME DU PEUPLE 35 JANE, restée seule. Mon mari ! Oh ! non, je ne commettrai pas ce crime. Pauvre Gilbert! il m'aime, celui-là, — et l'autre !... — Pourvu que je n'aie pas préféré la vanité à l'amour ! Malheureuse fille que je suis ! dans la dépendance de qui suis-je maintenant ? Oh! je suis bien ingrate et bien coupable! J'entends marcher. Rentrons vite. (Elle entre dans la maison.) SCENE IV GILBERT ; UN HOMME enveloppé d'un manteau et coiffé d'un bonnet jaune. 1,'homme tient Gilbert par la main. GILBERT. Oui, je te reconnais, tu es le mendiant juif qui rôde depuis quelques jours autour de cette maison. j\Iais que me veux-tu ? Pourquoi m'as-tu pris la main et m'as-tu ramené ici ? L'HOMME. C'est que ce que j'ai à vous dire, je ne puis vous le dire qu'ici. GILBERT Eh bien, qu'est-ce donc ? Parle, hâte-toi, L'HOMME. Ecoutez, jeune homme. — Il y a seize ans, dans la même nuit où lord Talbot, comte de Waterford, 36 MARIE TUDOR fut décapité aux flambeaux pour fait de papisme et de rébellion, ses partisans furent taillés en pièces dans Londres même par les soldats du roi Henri \^n. On s'arquebusa toute la nuit dans les i"ues. Cette nuit-là, un tout jeune ou\Tier, beau- coup plus occupé de sa besogne que de la guerre, travaillait dans son échoppe. La première échoppe à l'entrée du pont de Londres. Une porte basse à droite. Il y a des restes d'ancienne peinture rouge sur le mur. Il pouvait être deux heures du matin. On se battait par là. Les balles traversaient la Tamise en sifflant. Tout à coup, on frappa à la porte de l'échoppe, à travers laquelle la lampe de l'ouvrier jetait quelque lueur. L'artisan ouvrit. Un homme qu'il ne connaissait pas entra. Cet homme portait dans ses bras un enfant au maillot fort effrayé et qui pleurait. L'homme déposa l'enfant sur la table et dit : Voici une créature qui n'a plus ni père ni mère. Puis il sortit lentement et referma la porte sur lui. Gilbert, l'ouvrier, n'avait lui-même ni père ni mère. L'ouvrier accepta l'enfant, l'orphelin adopta l'orpheline. Il la prit, il la veilla, il la vêtit, il la nourrit, il la garda, il réleva, il l'aima. Il se donna tout entier à cette pauvre petite créature que la guerre civile jetait dans son échoppe. Il oublia tout pour elle, sa jeunesse, ses amourettes, son plaisir ; il fit de cette enfant l'objet unique de son travail, de ses affections, de sa vie, et voilà seize ans que cela dure. Gilbert, l'ouvrier, c'était vous ; l'enfant... GILBERT. C'était Jane. — Tout est \'Tai dans ce que tu dis ; mais où veux-tu en venir ? JOURNÉE I — L'HO:\IME DU PEUPLE 37 L'HOMME. J'ai oublié de dire qu'aux langes de l'enfant il y avait un papier attaché avec une épingle sur lequel on avait écrit ceci : Ayez pitié de Jane. GILBERT. C'était écrit avec du sang. J'ai conservé ce papier. Je le porte toujours sur moi. Mais tu me mets à la torture. Où veux-tu en venir, dis ? L'HOMME. A ceci. — Vous voyez que je connais vos affaires. Gilbert ! veillez sur votre maison cette nuit. GILBERT. Que veux-tu dire ? L'HOMME. Plus un mot. N'allez pas à votre travail. Restez dans les environs de cette maison. Veillez. Je ne suis ni votre ami ni votre ennemi, mais c'est un avis que je vous donne. Maintenant, pour ne pas vous nuire à vous-même, laissez-moi. Allez-vous-en de ce côté, et venez si vous m'entendez appeler main-forte. GILBERT. Qu'est-ce que cela signifie ? (il sort à pas lents.) 38 MARIE TUDOR SCÈNE V L'HOMME, seul. La chose est bien arrangée ainsi. J'avais besoin de quelqu'un de jeune et de fort qui pût me prêter secours, s'il est nécessaire. Ce Gilbert est ce qu'il me faut, — Il me semble que j'entends un bruit de rames et de guitare sur l'eau. — Oui. (il va au parapet.) Oa entend une guitare et une v'oix éloignée qui chante. Quand tu chantes, bercée Le soir entre mes bras. Entends-tu ma pensée Qui te répond tout bas ? Ton doux chant me rappelle Les plus beaux de mes jours... — Chantez, ma belle, Chantez toujours ! L'HOMME. C'est mon homme. LA VOLX. Elle s'approche à chaque couplet. Quand tu ris, sur ta bouche L'amour s'épanouit, Et le soupçon farouche Soudain s'évanouit. Ah ! le rire fidèle Prouve un cœur sans détours... -- Riez, ma belle, Riez toujours ! JOURNÉE I — L'HOMME DU PEUPLE 39 Quand tu dors, calme et pure, Dans l'ombre, sous mes yeux. Ton haleine murmure Des mots harmonieux. Ton beau corps se révèle Sans voile et sans atours... — Dormez, ma belle. Dormez toujours ! Quand tu me dis : Je t'aime ! O ma beauté ! je croi... Je crois que le ciel même S'ouvre au-dessus de moi ! Ton regard étincelle Du beau feu des amours... — Aimez, ma belle, Aimez toujours ! Vois-tu ? toute la vie Tient dans ces quatre mots, Tous les biens qu'on envie, Tous les biens sans les maux ! Tout ce qui peut séduire, Tout ce qui peut charmer : — Chanter et rire, Dormir, aimer ! L'HOMME. Il débarque. Bien. Il congédie le batelier. A merveille ! (Revenant sur le devant du théâtre.) — Le VOici qui vient. Entre Fabiano Fabiani dans son manteau. Il se dirige vers la porte de la maison. 40 .MARIE TUDOR SCÈNE VI L'HOMME, FABIANO FABIAXI. L'HO:^IME, arrêtant Fabiano. Un mot, s'il vous plaît. FABIAXI. On me parle, je crois. Quel est ce maraud ? qui es-tu ? L'HOMME. Ce qu'il vous plaira que je sois. FABIANI. Cette lanterne éclaire mal. Mais tu as un bonnet jaune, il me semble, un bonnet de juif ? Est-ce que tu es un juif ? L'HOMME. Oui, un juif. J'ai quelque chose à vous dire. FABIAXI. Comment t'appelles-tu ? L'HOMME. Je sais votre nom, et vous ne savez pas le mien. J'ai l'avantage sur vous. Permettez-moi de le garder. FABIANI. Tu sais mon nom, toi ? cela n'est pas vrai. JOURNÉE I — L'HOMME DU PEUPLE 41 L'HOMME. Je sais votre nom. A Xaples, on vous appelait signor Fabiani ; à Madrid, don Fabiano ; à Londres, on vous appelle lord Fabiano Fabiani, comte de Clanbrassil. FABIANI. Que le diable t'emporte ! L'HOMME. Que Dieu vous garde ! FABIANI. Je te ferai bâtonner. Je ne veux pas qu'on sache mon nom quand je vais devant moi la nuit. L'HOMME. Surtout quand vous allez où vous allez. FABIANI. Que veux-tu dire ? L'HOMME. Si la reine le savait ! FABIANI. Je ne vais nulle part. L'HOMME. Si, mylord ! vous allez chez la belle Jane, la fiancée de Gilbert le ciseleur. 42 MARIE TUDOR FABIANI, à part. Diable ! voilà un homme dangereux. L'HOMME. \^oulez-vous que je vous en dise davantage ? vous avez séduit cette fille, et depuis un mois die vous a reçu deux fois chez elle la nuit. C'est aujourd'hui la troisième. La belle vous attend. FABIANI. Tais-toi ! tais-toi ! Veux-tu de l'argent pour te taire ? Combien veux-tu ? L'HOMME. Nous verrons cela tout à l'heure. Maintenant, mylord, voulez-vous que je vous dise pourquoi vous avez séduit cette fille ? FABIANI. Pardieu ! paixe que j'en étais amoureux. L'HOMME. Non. Vous n'en étiez pas amoureux. FABIANI. Je n'étais pas amoureux de Jane ? L'HOMME. Pas plus que de la reine. — Amour, non ; calcul,, oui. JOURNÉE I — L'HOMME DU PEUPLE 43 FABIAXI. Ah çà, drôle, tu n'es pas un homme, tu es ma conscience habillée en juif ! L'HOMME. Je vais vous parler comme votre conscience, mylord. Voici toute votre affaire. Vous êtes le favori de la reine. La reine vous a donné la jar- retière, la comté et la seigneurie. Choses creuses que cela ! la jarretière, c'est un chiffon ; la comté, c'est un mot ; la seigneurie, c'est le droit d'avoir la tête tranchée. Il vous fallait mieux. Il vous fallait, mylord, de bonnes terres, de bons bail- liages, de bons châteaux et de bons revenus en bonnes livres sterling. Or, le roi Henri VIII avait confisqué les biens de lord Talbot, décapité il y a seize ans. Vous vous êtes fait donner par la reine Marie les biens de lord Talbot. Mais, pour que la donation fût valable, il fallait que lord Talbot fût mort sans postérité. S'il existait un héritier ou une héritière de lord Talbot, comme lord Talbot est mort pour la reine Marie et pour sa mère Catherine d'Aragon, comme lord Talbot était papiste, et comme la reine Marie est papiste, il n'est pas douteux que la reine Marie vous reprendrait les biens, tout favori que vous êtes, mylord, et les rendrait, par devoir, par reconnaissance et par religion, à l'héritier ou à l'héritière. Vous étiez assez tranquille de ce côté. Lord Talbot n'avait jamais eu qu'une petite fille qui avait disparu de son berceau à l'époque de l'exécution de son père, et que toute l'Angleterre croyait morte. Mais vos espions ont découvert dernièrement que, dans la nuit où lord Talbot et son parti furent exterminés 44 MARIE TUDOR par Henri VIII, un enfant avait été mystérieuse- ment déposé chez un ouvrier ciseleur du pont de Londres, et qu'il était probable que cet enfant, élevé sous le nom de Jane, était Jane Talbot, la petite fille disparue. Les preuves écrites de sa naissance manquaient, il est vrai, mais tous les jours elles pouvaient se retrouver. L'incident était fâcheux. Se voir peut-être forcé un jour de rendre à une petite fille Shrewsbury, Wexford, qui est une belle ville, et la magnifique comté de Waterford ! c'est dur. Comment faire ? Vous avez cherché un moyen de détruire et d'annuler la jeune fille. Un honnête homme l'eût fait assassiner ou empoisonner. Vous, mylord, vous avez mieux fait, vous l'avez déshonorée. FABIANI. Insolent ! L'HOMME. C'est votre conscience qui parle, mylord. Un autre eût pris la vie à la jeune fille, vous lui avez pris l'honneur, et par conséquent l'avenir. La reine Marie est prude, quoiqu'elle ait des amants. FABIANI. Cet homme va au fond de tout ! L'HOMME. La reine est d'une mauvaise santé, la reine peut mourir, et alors, vous favori, vous tomberiez en ruine sur son tombeau. Les preuves matérielles de l'état de la jeune fille peuvent se retrouver, et alors, si la reine est morte, toute déshonorée que JOURNÉE I — L'HOMME DU PEUPLE 45 vous l'avez faite, Jane sera reconnue héritière de Talbot. Eh bien ! vous avez prévu ce cas-là ; vous êtes un jeune cavalier de belle mine, vous vous êtes fait aimer d'elle, elle s'est donnée à vous ; au pis aller, vous l'épouseriez. Ne vous défendez pas de ce plan, mylord, je le trouve sublime. Si je n'étais moi, je voudrais être vous. FABIANI. Merci. L'HOMME. Vous avez conduit la chose avec adresse. Vous avez caché votre nom. Vous êtes à couvert du côté de la reine. La pauvre fîUe croit avoir été séduite par un chevalier du pays de Somerset, nommé Amyas Pawlet, FABIANI. Tout ! il sait tout ! Allons, maintenant, au fait. Que me veux-tu ? L'HOMME. Mylord, si quelqu'un avait en son pouvoir les papiers qui constatent la naissance, l'existence et le droit de l'héritière de Talbot, cela vous ferait pauvre comme mon ancêtre Job, et ne vous laisserait plus d'autres châteaux, don Fabiano, que vos châteaux en Espagne, ce qui vous contrarierait fort. FABIANI. Oui. Mais persorme n'a ces papiers. L'HOMME. Si. 46 MARIE TUDOR Qui? FABIANI. Moi. L'HOMME. FABIANI. Bah ! toi, misérable ! ce n'est pas vrai. Juif qui parle, bouche qui ment. L'HOMME. J'ai ces papiers. FABIANI. Tu mens. Où les as-tu ? L'HOMME. Dans ma poche. FABIANI. Je ne te crois pas. Bien en règle ? il n'y manque rien ? L'HOMME. 11 n'y manque rien. FABIANI. Alors il me les faut ! L'HOMME. Doucement. FABIANI. Juif, donne-moi ces papiers. L'HOMME. Fort bien. — Juif, misérable mendiant qui JOURNÉE I — L'HOMME DU PEUPLE 47 passes dans la rue, donne-moi la ville de Shrews- bury, donne-moi la ville de Wexford, donne-moi la comté de Waterford. — La charité, s'il vous plaît ! FABIANI. Ces papiers sont tout pour moi, et ne sont rien pour toi. L'HOMME. Simon Renard et lord Chandos me les payeraient bien cher ! FABIAXI. Simon Renard et lord Chandos sont les deux chiens entre lesquels je te ferai pendre. L'HOMME. Vous n'avez rien autre chose à me proposer ? Adieu. FABIANL Ici, juif ! — Que veux-tu que je te donne pour ces papiers ? L'HOMME. Quelque chose que vous avez sur vous, FABIANL Ma bourse ? L'HOMME. Fi donc ! voulez-vous la mienne ? FABIANL Quoi, alors ? 48 MARIE TUDOR L'HOMME. Il y a un parchemin qui ne vous quitte jamais. C'est un blanc-seing que vous a donné la reine, et où elle jure sur sa couronne catholique d'accorder à celui qui le lui présentera la grâce, quelle qu'elle soit, qu'il lui demandera. Donnez-moi ce blanc- seing, vous aurez les titres de Jane Talbot. Papier pour papier. FABIANI. Que veux-tu faire de ce blanc-seing ? L'HOMME. Voyons. Jeu sur table, mylord. Je vous ai dit vos affaires, je vais vous dire les miennes. Je suis un des principaux argentiers juifs de la rue Kan- tersten, à Bruxelles. Je prête mon argent. C'est mon métier. Je prête dix, et l'on me rend quinze. Je prête à tout le monde ; je prêterais au diable, je prêterais au pape. Il y a deux mois, un de mes débiteurs est mort sans m'avoir payé. C'était un ancien servitem* exilé de la famille Talbot. Le pauvre homme n'avait laissé que quelques guenilles, Je les fis saisir. Dans ces guenilles je trouvai une boîte, et, dans cette boîte, des papiers. Les papiers de Jane Talbot, mylord, avec toute son histoire contée en détail et appuyée de preuves pour des temps meilleurs. La reine d'Angleterre venait précisément de vous donner les biens de Jane Talbot. Or j'avais justement besoin de la reine d'Angleterre pour un prêt de dix mille marcs d'or. Je compris qu'il y avait une affaire à faire avec vous. Je \àns en Angleterre sous ce déguisement, j'épiai vos démarches moi-même, j'épiai Jane JOURNÉE I — L'HOMME DU PEUPLE 49 Talbot moi-même ; je fais tout moi-même. De cette façon j'appris tout, et me voici. Vous aurez les papiers de Jane Talbot si vous me donnez le blanc-seing de la reine. J'écrirai dessus que la reine me donne dix mille marcs d'or. On me doit quelque chose ici au bureau de l'excise, mais je ne chicanerai pas. Dix mille marcs d'or, rien de plus. Je ne vous demande pas la somme à vous, parce qu'il n'y a qu'une tête couronnée qui puisse la payer. Voilà parler nettement, j'espère. Voyez- vous, mylord, deux hommes aussi adroits que vous et moi n'ont rien à gagner à se tromper l'un l'autre. Si la franchise était bannie de la terre, c'est dans le tête-à-tête de deux fripons qu'elle devrait se retrouver. FABIANI. Impossible. Je ne puis te donner ce blanc-seing. Dix mille marcs d'or ! Que dirait la reine ? Et puis, demain je puis être disgracié ; ce blanc-seing, c'est ma sauvegarde ; ce blanc-seing, c'est ma tête, L'HOMME. Qu'est-ce que cela me fait ? FABIANI. Demande-moi autre chose. L'HOMME. Je veux cela. FABIANI. Juif, donne-moi les papiers de Jane Talbot. 50 MARIE TUDOR L'HOMME. Mylord, donnez-moi le blanc-seing de la reine. FABIANI. Allons, juif maudit ! il faut te céder. Il tire un papier de sa poche. L'HOMME. Montrez-moi le blanc-seing de la reine. FABIANI. Montre-moi les papiers de Talbot. L'HOMME. Après. Ils s'approchent de la lanterne. Fabiani, placé derrière le juif, de la main gauche lui tient le papier sous les yeux. L'homme l'examine. L'HO\rME, lisant. « Nous, ]\Iarie, reine... » — C'est bien. — Vous voyez que je suis comme vous, mylord. J'ai tout calculé. J'ai tout prévu. FABIANI. 11 tire son poignard de la main droite et le lui enfonce dans la gorge. Excepté ceci. L'HOMME. Oh ! traître !... — A moi ! 11 tombe. — En tombant, il jette dans l'ombre, derrière lui, sans que Fabiani s'en aperçoive, un paquet cacheté. JOURNÉE I — L'HOMME DU PEUPLE 51 FABIANI, se penchant sur le corps. Je le crois mort, ma foi ! — Vite, ces papiers ! (II fouille le juif.) — Mais quoi ! il n'a rien ! rien sur lui ! pas un papier, le vieux mécréant ! Il mentait ! il me trompait ! il me volait ! Voyez-vous cela, damné juif ! Oh ! il n'a rien, c'est fini ! Je l'ai tué pour rien. Ils sont tous ainsi, ces juifs. Le mensonge et le vol, c'est tout le juif ! — Allons, débarrassons- nous du cadavre, je ne puis le laisser devant cette porte. (Allant au fond du théâtre. ) — Voyons si le batelier est encore là, qu'il m'aide à le jeter dans la Tamise, (il descend et disparaît derrière le parapet.) GILBERT, entrant par le côté opposé. Il me semble que j'ai entendu un cri. (il aperçoit le corps étendu à terre sous la lanterne.) — Quelqu'un d'assassiné ! — Le mendiant ! L'HOMME, se soulevant à demi. Ah ! — vous venez trop tard, Gilbert, (il désigne du doigt l'endroit où il a jeté le paquet.) — Prenez ceci. Ce sont des papiers qui prouvent que Jane, votre fiancée, est la fille et l'héritière du dernier lord Talbot, Mon assassin est lord Clanbrassil, le favori de la reine. — Ah! j'étouffe. — Gilbert, venge-moi et venge-toi ! Il meurt. GILBERT. Mort ! — Que je me venge ? Que veut-il dire ? Jane, fille de lord Talbot ! — Lord Clanbrassil ! le favori de la reine ! — Oh ! je m'y perds ! (Secouant le cadavre.) — Parle, encore un mot ! — Il est bien mort. 52 MARIE TUDOR SCÈNE VII GILBERT, FABIANI. FABIANI, revenant. Qui va là ? GILBERT. On vient d'assassiner un homme. FABIANI. Non, un juif. GILBERT. Qui a tué cet homme ? FABIANI. Pardieu ! vous ou moi. GILBERT. Monsieur !... FABIANI. Pas de témoins. Un cadavre à terre. Deux hommes à côté. Lequel est l'assassin ? Rien ne prouve que ce soit l'un plutôt que l'autre, moi plutôt que vous. GILBERT. Misérable ! l'assassin, c'est vous. FABIANI. Eh bien, oui, au fait ! c'est moi. — Après ? JOURNÉE I — L'HOMME DU PEUPLE 53 GILBERT. Je vais appeler les constables. FABIANI. Vous allez m'aider à jeter le corps à l'eau. GILBERT. Je vous ferai saisir et punir. FABIANI. Vous m'aiderez à jeter le corps à l'eau. GILBERT. Vous êtes impudent ! FABIANI. Croyez-moi, effaçons toute trace de ceci. Vous y ' êtes plus intéressé que moi. GILBERT. Voilà qui est fort ! FABIANI. Un de nous deux a fait le coup. Moi, je suis un grand seigneur, im noble lord. Vous, vous êtes un passant, un manant, un homme du peuple. Un gentilhomme qui tue un juif paye quatre sous d'amende ; im homme du peuple qui en tue un autre est pendu. GILBERT. Vous oseriez... FABIANI. Si vous me dénoncez, je vous dénonce. On me croira plutôt que vous. En tout cas, les chances 54 MARIE TUDOR sont inégales. Quatre sous d'amende pour moi, la potence pour vous. GILBERT. Pas de témoins ! pas de preuves ! Oh ! ma tête s'égare ! Le misérable me tient, il a raison ! FABIANI. Vous aiderai-je à jeter le cadavre à l'eau ? GILBERT. Vous êtes le démon ! Gilbert prend le corps par la tête, Fabiani par les pieds ; ils le portent jusqu'au parapet. FABIANI. Oui. — Ma foi, mon cher, je ne sais plus au juste lequel de nous deux a tué cet homme. (Us descendent derrière le parapet. — Fabiani reparaît.) — Voila qui est fait. Bonne nuit, mon camarade. Allez à vos affaires, (il se dirige vers la maison, et se retourne, voyant que Gilbert le suit.) — Eh bien, que voulez-vous ? quelque argent pour votre peine ? En conscience, je ne vous dois rien ; mais tenez, (ii donne sa bourse à Gilbert, dont le premier mouvement est un geste de refus, et qui accepte ensuite de l'air d'un homme qui se ravise.) — Maintenant, allez-vous-en. Eh bien, qu'attendez- vous encore ? GILBERT. Rien. FABIANI. Ma foi, restez là si bon vous semble. A vous la belle étoile, à moi la belle fille. Dieu vous garde ! Il se dirige vers la porte de la maison et paraît se disposer à l'ouvrir. JOURNÉE I — L'HOMME DU PEUPLE 55 GILBERT. Où allez- VOUS ainsi ? FABIAM. Pardieu ! chez moi. GILBERT. Comment ! chez vous ? FABIANT. Oui. GILBERT. Quel est celui de nous deux qui rêve ? Vous me disiez tout à l'heure que l'assassin du juif, c'était moi, vous me dites à présent que cette maison-ci est la vôtre ? FABIANI. Ou celle de ma maîtresse, ce qui re\'ient au même. GILBERT. Répétez-moi ce que vous venez de dire ! FABIANI. Je dis, l'ami, puisque vous voulez le savoir, que cette maison est celle d'une belle ûlle nommée Jane, qui est ma maîtresse. GILBERT. Et moi je dis, mylord, que tu mens ! je dis que tu es un faussaire et un assassin ! je dis que tu es un fourbe impudent ! Je dis que tu \'iens de prononcer là des paroles fatales dont nous mour- 56 MARIE TUDOR rons tous les deux, vois-tu, toi pour les avoir dites, moi pour les avoir entendues ! FABIANI. Là, là ! Quel est ce diable d'homme ? GILBERT. Je suis Gilbert le ciseleur, Jane est ma fiancée. FABIANI. Et moi, je suis le chevalier Amyas Pawlet. Jane est ma maîtresse. GILBERT. Tu mens, te dis-je ! Tu es lord Clanbrassil, le favori de la reine. Imbécile, qui croit que je ne sais pas cela ! FABIANI, à part. Tout le monde me connaît donc cette nuit ! — Encore un homme dangereux, et dont il faudra se défaire ! GILBERT. Dis-moi sur-le-champ que tu as menti comme un lâche, et que Jane n'est pas ta maîtresse. FABIANI. Connais-tu son écriture ? Il tire un billet de sa poche. — Lis ceci. A part, pendant que Gilbert déploie convulsivement le papier. — Il importe qu'il rentre chez lui et qu'il cherche JOURNÉE I — L'HOMME DU PEUPLE 57 querelle à Jane, cela donnera à mes gens le temps d'arriver. GILBERT, lisant. « Je serai seule cette nuit, vous pouvez venir. t> — ^lalédiction ! Mylord, tu as déshonoré ma fiancée, tu es un infâme ! Rends-moi raison ! FABIANT, mettant l'épée à la main. Je veux bien. Où est ton épée ? GILBERT. O rage ! être du peuple ! n'avoir rien sur soi, ni épée ni poignard ! Va, je t'attendrai la nuit au coin d'une rue, et je t'enfoncerai mes ongles dans le cou, et je t'assassinerai, misérable ! FABIANI. Là, là ! vous êtes violent, mon camarade ! GILBERT. Oh ! mylord, je me vengerai de toi ! FABIANI. Toi ! te venger de moi ! toi si bas, moi si haut ! tu es fou ! je t'en défie. Tu m'en défies ? GILBERT. Oui. FABIANI. Tu verras ! GILBERT. 58 MAkiE TUDOR FABIANI, à part. Il ne faut pas que le soleil de demain se lève pour cet homme. Haut. — L'ami, crois-moi, rentre chez toi. Je suis fâché que tu aies découvert cela ; mais je te laisse la belle. Mon intention, d'ailleurs, n'était pas de pousser l'amourette plus loin. Rentre chez toi. (Il jette une clef aux pieds de Gilbert.) — Si tu n'as pas de clef, en voici une. Ou, si tu l'aimes mieux, tu n'as qu'à frapper quatre coups contre ce volet, Jane croira que c'est moi, et elle t'ouvrira. Bonsoir, Il sort. SCENE VIII GILBERT, resté seul. Il est parti ! il n'est plus là ! Je ne l'ai pas pétri et broyé sous mes pieds, cet homme ! Il a fallu le laisser partir ! pas une arme sur moi ! {il aperçoit à terre le poignard avec lequel lord Clanbrassil a tué le juif, il le ramasse avec un empressement furieux.) — Ah ! tu arrives trop tard ! tu ne pourras probable- ment tuer que moi ! Mais c'est égal, que tu sois tombé du ciel ou vomi par l'enfer, je te bénis ! — Oh ! Jane m'a trahi ! Jane s'est donnée à cet infâme ! Jane est l'héritière de lord Talbot ! Jane est perdue pour moi ! — Oh ! Dieu ! voilà en une heure plus de choses terribles sur moi que ma tête n'en peut porter ! Simon Renard paraît dans les ténèbres au fond du théâtre. JOURNÉE I— L'HOMME DU PEUPLE 59 Oh ! me venger de cet homme ! me venger de ce lord Clanbrassil ! Si je vais au palais de la reine, les laquais me chasseront à coups de pied comme un chien ! Oh ! je suis fou. Ma tête se brise ! Oh ! cela m'est égal de mourir, mais je voudrais être vengé ! je donnerais mon sang pour la vengeance ! N'y a-t-il personne au monde qui veuille faire ce marché avec moi ? Qui veut me venger de ce lord Clan- brassil et prendre ma vie pour payement ? SCÈNE IX GILBERT, SIMON RENARD. SIMON RENARD, faisant un pas. Moi. GILBERT. Toi ! Qui es-tu ? SIMON RENARD. Je suis l'homme que tu désires. GILBERT. Sais-tu qui je suis ? SIMON RENARD. Tu es l'homme qu'il me faut. GILBERT. Je n'ai plus qu'une idée, sais-tu cela ? être vengé de lord Clanbrassil, et mourir. SIMON RENARD. Tu seras vengé de lord Clanbrassil, et tu mourras. 6o MARIE TUDOR GILBERT. Qui que tu sois, merci ! SIMON RENARD. Oui, tu auras la vengeance que tu veux. Mais n'oublie pas à quelle condition. Il me faut ta vie. GILBERT. Prends-la. SIMON RENARD. C'est convenu ? GILBERT. Oui. SIMON RENARD. Suis-moi. GILBERT. Où? SLMON RENARD. Tu le sauras. GILBERT. Songe que tu me promets de me venger ! SIMON RENARD. Songe que tu me promets de mourir ! JOURNÉE II — LA REINE 6i DEUXIÈME JOURNÉE LA REINE Une chambre de l'appartement de la reine. — Un évangile ouvert sur un prie-Dieu. La couronne royale sur un escabeau. — Portes latérales. Une large porte au fond. — Une partie du fond masquée par une grande tapisserie de haute lice. SCÈNE PREMIÈRE LA REINE, splendidement vêtue, couchée sur un lit de repos; FABIANO FABIANI, assis sur un pliant à côté. Magnifique costume. La jarretière. FABIANI, une guitare à la main, chantant. Quand tu dors, calme et pure, Dans l'ombre, sous mes yeux. Ton haleine murmure Des mots harmonieux. Ton beau corps se révèle Sans voile et sans atours,.. — Dormez, ma belle. Dormez toujours ! Quand tu me dis : Je t'aime ! O ma beauté ! je croi... Je crois que le ciel même S'ouvre au-dessus de moi ! Ton regard étincelle Du beau feu des amours... — 62 MARIE TUDOR Aimez ma belle, Aim.ez toujours ! Vois-tu ? toute la vie Tient dans ces quatre mots, Tous les biens qu'on envie. Tous les biens sans les maux! Tout ce qui peut séduire, Tout ce qui peut charmer : — Chanter et rire, Dormir, aimer ! (Il pose la guitare à terre.) Oh ! je VOUS aime pluS que je ne peux dire, madame ! mais ce Simon Renard! ce Simon Renard, plus puissant que vous-même ici, je le hais ! LA REINE. Vous savez bien que je n'y puis rien, mylord. Il est ici le légat du prince d'Espagne, mon futur mari. FABIANI. Votre futur mari ! LA REINE. Allons, mylord, ne parlons plus de cela. Je vous aime, que vous faut-il de plus? Et puis, voici qu'il est temps de vous en aller. FABIANI. Marie, encore un instant ! LA REINE. Mais c'est l'heure où le conseil étroit va s'assem- bler. Il n'y a eu ici jusqu'à cette heure que la femme, il faut laisser entrer la reine. JOURNÉE II — LA REINE 63 FABIANI. Je veux, moi, que la femme fasse attendre la reine à la porte. LA REINE. Vous voulez, vous ! vous voulez, vous ! Regardez- moi, mylord. Tu as une jeune et charmante tête, Fabiano ! FABIANI. C'est vous qui êtes belle, madame ! Vous n'auriez besoin que de votre beauté pour être toute-puis- sante. Il y a sur votre tête quelque chose qui dit que vous êtes la reine, mais cela est encore bien mieux écrit sur votre front que sur votre couronne. LA REINE. Vous me flattez ! FABIANI. Je t'aime. LA REINE. Tu m'aimes, n'est-ce pas ? Tu n'aimes que moi ? Redis-le-moi encore comme cela, avec ces yeux-là. Hélas ! nous autres pauvres femmes, nous ne savons jamais au juste ce qui se passe dans le cœur d'un homme. Nous sommes obligées d'en croire vos yeux, et les plus beaux, Fabiano, sont quelquefois les plus menteurs. Mais dans les tiens, mylord, il y a tant de loyauté, tant de candeur, tant de bonne foi, qu'ils ne peuvent mentir, ceux-là, n'est-ce pas ? Oui, ton regard est naïf et sincère, mon beau page. Oh ! prendre des yeux célestes pour tromper, ce serait infernal. Ou tes yeux sont les yeux d'un ange, ou ils sont ceux d'un démon. 64 MARIE TUDOR FABIANI. Ni démon ni ange. Un homme qui vous aime. LA REINE. Qui aime la reine. FABIANI. Qui aime Marie. LA REINE. Écoute, Fabiano, je t'aime aussi, moi. Tu es jeune. Il y a beaucoup de belles femmes qui te regardent fort doucement, je le sais. Enfin, on se lasse d'une reine comme d'une autre. Ne m'in- terromps pas. Si jamais tu deviens amoureux d'une autre femme, je veux que tu me le dises. Je te pardonnerai peut-être si tu me le dis. Ne m'in- terromps donc pas. Tu ne sais pas à quel point je t'aime. Je ne le sais pas moi-même. Il y a des moments, cela est vrai, où je t'aimerais mieux mort qu'heureux avec une autre ; mais il y a aussi des moments où je t'aimerais mieux heureux. Mon Dieu ! je ne sais pas pourquoi on cherche à me faire la réputation d'une méchante femme. FABIANI. Je ne puis être heureux qu'avec toi, Marie. Je n'aime que toi. L.\ REINE. Bien sûr ? Regarde-moi. Bien sûr ? Oh ! je suis jalouse par instants ! Je me figure, — quelle est la femme qui n'a pas de ces idées-là ? — je me figure quelquefois que tu me trompes. Je voudrais être invisible, et pouvoir te suivre, et toujours savoir ce que tu fais, ce que tu dis, où tu es. Il y JOURNÉE II — LA REINE 65 a dans les contes des fées une bague qui rend invisible, je donnerais ma couronne pour cette bague-là. Je m'imagine sans cesse que tu vas voir les belles jeunes femmes qu'il y a dans la ville. Oh ! il ne faudrait pas me tromper, vois-tu ! FABIANI. Mais ôtez-vous donc ces idées-là de l'esprit, madame. Moi vous tromper, madame, ma reine, ma bonne maîtresse ! Mais il faudrait que je fusse le plus ingrat et le plus misérable des hommes pour cela ! Mais je ne vous ai donné aucune raison de croire que je fusse le plus ingrat et le plus misérable des hommes ! Mais je t'aime, Marie ! mais je t'adore! mais je ne pourrais seulement pas regarder une autre femme ! Je t'aime, te dis-je ! mais est-ce que tu ne vois pas cela dans mes yeux ? Oh ! mon Dieu, il y a un accent de vérité qui devrait persuader, pourtant. Voyons, regarde-moi bien, est-ce que j'ai l'air d'un homme qui te trahit ? Quand un homme trahit une femme, cela se voit tout de suite. Les femmes ordinairement ne se trompent pas à cela. Et quel moment choisis-tu pour me dire des choses pareilles, Marie ? le moment de ma vie où je t'aime peut-être le plus ! C'est vrai, il me semble que je ne t'ai jamais tant aimée qu'aujourd'hui. Je ne parle pas ici à la reine. 'Pardieu, je me moque bien de la reine ! Qu'est-ce qu'elle peut me faire, la reine? elle peut me faire couper la tête, qu'est-ce que cela ? Toi, Marie, tu peux me briser le cœur. Ce n'est pas votre majesté que j'aime, c'est toi. C'est ta belle main blanche et douce que je baise et que j'adore, et non votre sceptre, madame ! 3 66 MARIE TUDOR LA REINE. Merci, mon Fabiano. Adieu. — Mon Dieu, my- lord, que vous êtes jeune ! les beaux cheveux noirs et la charmante tête que voilà ! — Revenez dans une heure. FABIAXI. Ce que vous appelez une heure, vous, je l'appelle un siècle, moi ! (il sort.) Sitôt qu'il est sorti, la reine se lève précipitamment, va à une porte masquée, l'ouvre, et introduit Simon Renard. SCENE II LA REINE, SIMON RENARD. LA REINE. Entrez, monsieur le bailli. Eh bien, étiez-vous resté là ? l'avez -vous entendu ? SIMON RENARD. Oui, madame. LA REINE. Qu'en dites-vous ? Oh ! c'est le plus fourbe et le plus faux des hommes ! Qu'en dites-vous ? SIMON RENARD. Je dis, madame, qu'on voit bien que cet homme porte un nom en i. LA REINE. Et VOUS êtes sûr qu'il va chez cette femme la nuit ? Vous l'avez x\\? JOURNÉE li — LA REINE 67 SIMON RENARD. Moi, Chandos, Clinton, Montagu. Dix témoins. LA REINE. C'est que c'est vraiment infâme ! SIMON RENARD. D'ailleurs, la chose sera encore mieux prouvée à la reine tout à l'heure. La jeune fille est ici, comme je l'ai dit à votre majesté. Je l'ai fait saisir dans sa maison cette nmt. LA REINE. Mais est-ce que ce n'est pas là un crime suffisant pour lui faire trancher la tête, à cet homme, monsieur ? SIMON RENARD. Avoir été chez une jolie fille la nuit ? Non, madame. Votre majesté a fait mettre en jugement Trogmorton pour un fait pareil. Trogmorton a été absous. LA REINE. J'ai puni les juges de Trogmorton. SIMON RENARD. Tâchez de n'avoir pas à punir les juges de Fabiani. LA REINE. Oh ! comment me venger de ce traître ? SIMON RENARD. Votre majesté ne veut la vengeance que d'une certaine manière ? 68 MARIE TUDOR LA REINE. La seule qui soit digne de moi. SIMON RENARD. Trogmorton a été absous, madame. Il n'y a qu'un moyen. Je l'ai dit à votre majesté. L'homme qui est là. LA REINE. Fera-t-il tout ce que je voudrai ? SIMON RENARD. Oui, si vous faites tout ce qu'il voudra, LA REINE. Donnera-t-il sa vie ? SIMON RENARD. Il fera ses conditions ; mais il donnera sa vie. LA REINE. Qu'est-ce qu'il veut ? savez-vous ? SIMON RENARD. Ce que vous voulez vous-même. Se venger. LA REINE. Dites qu'il entre, et restez par là à portée de la voix. — Monsieur le bailli ! SDION RENARD, revenant. Madame ? JOURNÉE II — LA REINE 69 LA REINE. Dites à mylord Chandos qu'il se tienne là dans la chambre voisine avec six hommes de mon ordon- nance, tout prêts à entrer. — Et la femme aussi, toute prête à entrer ! — Allez. Simon Renard sort. La reine, seule. — Oh ! ce sera terrible ! Une des portes latérales s'ou\Te. Entrent Simon Renard et Gilbert. SCENE III LA REINE, GILBERT, SIMON RENARD. GILBERT. Devant qui suis-je ? SIMON RENARD. Devant la reine. GILBERT. La reine ! LA REINE. C'est bien. Oui, la reine. Je suis la reine. Nous n'avons pas le temps de nous étonner. Vous, monsieur, vous êtes Gilbert, un ouvrier ciseleur. Vous demeurez quelque part par là au bord de l'eau avec une nommée Jane, dont vous êtes le fiancé ; et qui vous trompe, et qui a pour amant un nommé Fabiano qui me trompe, moi. \'ous voulez vous venger, et moi aussi. Pour cela, j'ai besoin de disposer de votre vie à ma fantaisie. J'ai 70 MARIE TUDOR besoin que vous disiez ce que je vous commanderai de dire, quoi que ce soit. J'ai besoin qu'il n'y ait plus pour vous ni faux ni vrai, ni bien ni mal, ni juste ni injuste, rien que ma vengeance et ma volonté. J'ai besoin que vous me laissiez faire et que vous vous laissiez faire. Y consentez-vous ? GILBERT. Madame... LA REINE. La vengeance, tu l'auras. Mais je te préviens qu'il faudra mourir. Voilà tout. Fais tes conditions. Si tu as une vieille mère, et qu'il faille couvrir sa nappe de lingots d'or, parle, je le ferai. Vends-moi ta vie aussi cher que tu voudras. GILBERT. Je ne suis plus décidé à mourir, madame. LA REINE. Comment ! GILBERT. Tenez, majesté, j'ai réfléchi toute la nuit. Rien ne m'est prouvé encore dans cette affaire. J'ai vu un homme qui s'est vanté d'être l'amant de Jane. Qui me dit qu'il n'a pas menti ? J'ai vu une clef. Qui me dit qu'on ne l'a pas volée ? J'ai vu une lettre. Qui me dit qu'on ne l'a pas fait écrire de force ? D'ailleurs, je ne sais même plus si c'était bien son écriture, il faisait nuit, j'étais troublé, je n'y voyais pas. Je ne puis donner ma vie, qui est la sienne, comme cela. Je ne crois à rien, je ne suis sûr de rien. Je n'ai pas vu Jane. JOURNÉE II — LA REINE 71 LA REINE. On voit bien que tu aimes ! Tu es comme moi, tu résistes à toutes les preuves. Et si tu la vois, cette Jane, si tu l'entends avouer le crime, feras-tu ce que je veux ? GILBERT. Oui, A une condition. LA REINE. Tu me la diras plus tard. A Simon Renard. — Cette femme ici tout de suite, Simon Renard sort. La reine place Gilbert derrière un rideau qui occupe une partie du fond de l'appartement. — Mets-toi là. Entre Jane, pâle et tremblante. SCÈNE IV LA REINE, JANE ; GILBERT, derrière le rideau. LA REINE. Approche, jeune fille. Tu sais qui nous sommes ? JANE. Oui, madame. LA REINE. Tu sais quel est l'homme qui t'a séduite ? JANE. Oui, madame. 72 MARIE TUDOR LA REINE. Il t'avait trompée. Il s'était fait passer pour un gentilhomme nommé Amj^as Pawlet ? JAXE. Oui, madame. LA RELXE. Tu sais maintenant que c'est Fabiano Fabiàni, comte de Clanbrassil ? JANE. Oui, madame. LA REINE. Cette nuit, quand on est venu te saisir dans ta maison, tu lui avais donné rendez-vous, tu l'at- tendais ? JANE, joignant les mains. Mon Dieu, madame ! LA REINE. Réponds. JANE, d'une voix faible. Oui. LA REINE. Tu sais qu'il n'y a plus rien à espérer ni pour lui ni pour toi ? JANE. Que la mort. C'est une espérance. LA REINE. Raconte-moi toute l'aventure. Où as-tu rencontré cet homme pour la première fois ? JOURNÉE II — LA REINE 73 JANE. La première fois que je l'ai vu, c'était... — Mais à quoi bon tout cela ? Une malheureuse fille du peuple, pauvre et vaine, folle et coquette, amou- reuse de parures et de beaux dehors, qui se laisse éblouir par la belle mine d'un grand seigneur Voilà tout. Je suis séduite, je suis déshonorée, je suis perdue. Je n'ai rien à ajouter à cela. Mon Dieu ! vous ne voyez donc pas que chaque mot que je dis me fait mourir, madame ? LA REINE. C'est bien. JANE. Oh ! votre colère est terrible, je le sais, madame. Ma tête ploie d'avance sous le châtiment que vous me préparez... LA REINE. Moi ! un châtiment pour toi ! Est-ce que je m'occupe de toi, folle ? Qui es-tu, malheureuse créature, pour que la reine s'occupe de toi ? Non, mon affaire, c'est Fabiano. Quant à toi, femme, c'est un autre que moi qui se chargera de te punir. JANE. Eh bien, madame, quel que soit celui que vous en chargerez, quel que soit le châtiment, je subirai tout sans me plaindre, je vous remercierai même, si vous avez pitié d'une prière que je vais vous faire. 11 y a un homme qui m'a prise orpheline au berceau, qui m'a adoptée, qui m'a élevée, qui m'a nourrie, qui m'a aimée et qui m'aime encore ; un homme dont je suis bien indigne, envers qui j'ai été bien criminelle, et dont l'image est pourtant 74 MARIE TUDOR au fond de mon cœur, chère, auguste et sacrée comme celle de Dieu ; un homme qui sans doute, à l'heure où je vous parle, trouve sa maison vide et abandonnée, et dévastée, et n'y comprend rien et s'arrache les cheveux de désespoir. Eh bien, ce queje demande à votre majesté, madame, c'est qu'il n'y comprenne jamais rien, c'est que je disparaisse sans qu'il sache jamais ce que je suis devenue, ni ce que j'ai fait, ni ce que vous avez fait de moi. Hélas ! mon Dieu ! je ne sais pas si je me fais bien comprendre, mais vous devez sentir que j'ai là un ami, un noble et généreux ami, — pauvre Gilbert ! oh ! oui, c'est bien vrai ! — qui m'estime et qui me croit pure, et que je ne veux pas qu'il me haïsse- et qu'il me méprise... — Vous me comprenez, n'est-ce pas, madame ? L'estime de cet homme, c'est pour moi bien plus que la vie, allez ! Et puis cela lui ferait un si affreux chagrin ! Tant de surprise ! Il n'y croirait pas d'abord. Non, il n'y croirait pas. Mon Dieu ! pauvre Gilbert ! Oh ! madame ! ayez pitié de lui et de moi. Il ne vous a rien fait, lui. Qu'il ne sache rien de ceci, au nom du ciel ! Au nom du ciel ! qu'il ne sache pas que je suis coupable, il se tuerait. Qu'il ne sache pas que je suis morte, il mourrait. LA REINE. L'homme dont vous parlez est là qui vous écoute, qui vous juge et qui va vous punir. Gilbert se montre. JANE. Ciel ! Gilbert ! GILBERT, à la reine. Ma vie est à vous, madame. JOURNÉE II — LA REINE 75 LA REINE. Bien. Avez- vous quelques conditions à me faire ? GILBERT. Oui, madame. LA REINE. Lesquelles ? Nous vous donnons notre parole de reine que nous y souscrivons d'avance. GILBERT. Voici, madame. — C'est bien simple. C'est une dette de reconnaissance que j'acquitte envers un seigneur de votre cour qui m'a fait beaucoup travailler dans mon métier de ciseleur. LA REINE. Parlez. GILBERT. Ce seigneur a une liaison secrète avec une femme qu'il ne peut épouser, parce qu'elle tient à une famille proscrite. Cette femme, qui a vécu cachée jusqu'à présent, c'est la fille unique et l'héritière du dernier lord Talbot, décapité sous le roi Henri VIII. LA REINE. Comment ! es-tu sûr de ce que tu dis là ? Jean Talbot, le bon lord catholique, le loyal défenseur de ma mère d'Aragon, il a laissé une fille, dis-tu ? Sur ma couronne, si cela est vrai, cette enfant est mon enfant. Et ce que Jean Talbot a fait pour la mère de Marie d'Angleterre, Marie d'Angleterre le fera pour la fille de Jean Talbot. 76 MARIE TUDOR GILBERT. Alors ce sera sans doute un bonheur pour votre majesté de rendre à la fille de lord Talbot les biens de son père ? LA REINE. Oui, certes, et de les reprendre à Fabiano ! — Jlais a-t-on les preuves que cette héritière existe ? GILBERT. On les a. LA REINE. D'ailleurs, si nous n'avons pas de preuves, nous en ferons. Nous ne sommes pas la reine pour rien. ' GILBERT. Votre majesté rendra à la fille de lord Talbot les biens, les titres, le rang, le nom, les armes et la devise de son père. Votre majesté la relèvera de toute proscription et lui garantira la vie sauve. Votre majesté la mariera à ce seigneur, qui est le seul homme qu'elle puisse épouser. A ces condi- tions, madame, vous pourrez disposer de moi, de ma liberté, de ma vie et de ma volonté, selon votre plaisir. LA REINE. Bien. Je ferai ce que vous venez de dire. GILBERT. Votre majesté fera ce que je viens de dire ? La reine d'Angleterre me le jure, à moi, Gilbert, l'ouvrier ciseleur, sur sa couronne que voici et sur l'évangile ouvert que voilà ? JOURNÉE II — LA REINE ^-j LA REINE. Sur la royale couronne que voici et sur le divin évangile que voilà, je te le jure ! GILBERT. Le pacte est conclu, madame. Faites préparer une tombe pour moi, et un lit nuptial pour les époux. Le seigneur dont je parlais, c'est Fabiani, comte de Clanbrassil. L'héritière de Talbot, la voici. JANE. Que dit-il ? LA REINE. Est-ce que j 'ai affaire à un insensé ? Qu'est-ce que cela signifie? Maître, faites attention à ceci, que vous êtes hardi de vous railler de la reine d'An- gleterre, que les chambres royales sont des lieux où il faut prendre garde aux paroles qu'on dit, et qu'il y a des occasions où la bouche fait tomber la tête! GILBERT. Ma tête, vous l'avez, madame. Moi, j'ai votre serment !... LA REINE. Vous ne parlez pas sérieusement. Ce Fabiano ! cette Jane !.. — Allons donc ! GILBERT. Cette Jane est la fille et l'héritière de lord Talbot. LA REINE. Bah ! vision ! chimère j folie ! Les preuves, les avez-vous ? 78 MARIE TUDOR GILBERT. Complètes, (il tire un paquet de sa poitrine.) — Veuil- lez lire ces papiers. LA REINE. Est-ce que j'ai le temps de lire vos papiers, moi ? Est-ce que je vous ai demandé vos papiers ? Qu'est- ce que cela me fait, vos papiers ? Sur mon âme, s'ils prouvent quelque chose, je les jetterai au feu, et il ne restera rien. GILBERT. Que votre serment, madame. LA REINE. Mon serment ! mon serment ! GILBERT. Sur la couronne et sur l'évangile, madame ! C'est-à-dire sur votre tête et sur votre âme, sur votre vie dans ce monde et sur votre vie dans l'autre. LA REINE. Mais que veux-tu donc ? Je te jure que tu es en démence ! GILBERT. Ce que je veux ? Jane a perdu son rang, rendez- le-lui ! Jane a perdu l'honneur, rendez-le-lui ! Proclamez-la fille de lord Talbot et femme de lord Clanbrassil, — et puis prenez ma vie ! LA REINE. Ta vie ! mais que veux-tu que j'en fasse de ta vie à présent ? Je n'en voulais que pour me venger de cet homme, de Fabiano ! Tu ne comprends JOURNÉE II — LA REINE 79 donc rien ? Je ne te comprends pas non plus, moi. Tu parlais de vengeance ! C'est comme cela que tu te venges ? Ces gens du peuple sont stupides ! Et puis, est-ce que je crois à ta ridicule histoire d'une héritière de Talbot ? Les papiers ! tu me montres les papiers ! Je ne veux pas les regarder. Ah ! une femme te trahit, et tu fais le généreux ! A ton aise. Je ne suis pas généreuse, moi ! j'ai la rage et la haine dans le cœur. Je me vengerai, et tu m'y aideras. ^lais cet homme est fou ! il est fou ! il est fou ! Mon Dieu ! pourquoi en ai-je besoin ? C'est désespérant d'avoir affaire à des gens pareils dans des affaires sérieuses ! GILBERT. J'ai votre parole de reine catholique. Lord Clan- brassil a séduit Jane, il l'épousera ! LA REINE. Et s'il refuse de l'épouser ? GILBERT. Vous l'y forcerez, madame. JANE. Oh ! non î.ayez pitié de moi, Gilbert ! GILBERT. Eh bien, s'il refuse, cet infâme, votre majesté fera de lui et de moi ce qu'il lui plaira. LA REINE, avec joie. Ah ! c'est tout ce que je veux ! 8o MARIE TUDOR GILBERT. Si ce cas-là arrivait, pour\'U que la couronne de comtesse de Waterford soit solennellement re- placée par la reine sur la tête sacrée et inviolable de Jane Talbot que voici, je ferai, moi, tout ce que la reine m'imposera. LA REINE. Tout ? GILBERT. Tout. — Même un crime, si c'est un crime qu'il vout faut ; même une trahison, ce qui est plus qu'un crime ; même une lâcheté, ce qui est plus qu'une trahison. LA REINE. Tu diras ce qu'il faudra dire ? tu mourras de la mort qu'on voudra ? GILBERT. De la mort qu'on voudra. JANE. O Dieu ! Tu le jures ? Je le jiire. LA REINE. GILBERT. LA REINE. La chose peut s'arranger ainsi. Cela suffit. J'ai ta parole, tu as la mienne. C'est dit. (Elle paraît réfléchir un moment. A Jane.) — VoUS êteS inutile ici, sortez, vous. On vous rappellera. JANE. 0 Gilbert ! qu'avez-vous fait là ? O Gilbert ! je JOURNÉE II — LA REINE 8i suis une misérable, et je n'ose lever les yeux sur vous ! 0 Gilbert ! vous êtes plus qu'un ange, car vous avez tout à la fois les vertus d'un ange et les passions d'un homme ! (Elle sort.) SCENE V LA REINE, GILBERT; puis SIMON RENARD, LORD CHANDOS et les gardes. L.\ REINE, à Gilbert. As-tu une arme sur toi ? un couteau, un poignard, quelque chose ? GILBERT, tirant de sa poitrine le poignard de lord Clanbrassil. Un poignard ? oui, madame. LA REINE. Bien. Tiens-le à ta main. (Elle lui saisit vivement le bras.) — Monsieur le bailli d'Amont ! lord Chandos ! Entrent Simon Renard, lord Chandos et les gardes. — Assurez-vous . de cet homme ! Il a levé le poi- gnard sur moi. Je lui ai pris le bras au moment où il allait me frapper. C'est un assassin ! GILBERT. Madame !... LA REINE, bas, à Gilbert. Oublies-tu déjà nos conventions? est-ce ainsi que tu te laisses faire ? Haut. — Vous êtes tous témoins qu'il avait encore le 82 MARIE TUDOR poignard à la main. Monsieur le bailli, comment se nomme le bourreau de la Tour de Londres ? SIMON RENARD. C'est un irlandais appelé MacDermott. LA REINE. Qu'on me l'amène. J'ai à lui parler. SIMON RENARD. \''ous-même ? LA REINE. Moi-même. SIMON RENARD. La reine parlera au bourreau ? LA REINE. Oui, la reine parlera au bourreau. La tête par- lera à la main. — Allez donc ! Un garde sort. — Mylord Chandos, et vous, messieurs, vous me répondez de cet homme. Gardez-le là, dans vos rangs, derrière vous. Il va se passer ici des choses qu'il faut qu'il voie. — Monsieur le heutenant d'Amont, lord Clanbrassil est-il au palais ? SIMON RENARD. Il est là, dans la chambre peinte, qui attend que le bon plaisir de la reine soit de le voir. LA REINE. Il ne se doute de rien ? JOURNÉE II — LA REINE 83 SIMON RENARD. De rien. LA REINE, à lord Chandos. Qu'il entre. SIMON RENARD. Toute la cour est là aussi qui attend. N'intro- duira-t-on personne avant lord Clanbrassil ? LA REINE. Quels sont, parmi nos seigneurs, ceux qui haïs- sent Fabiani ? SIMON RENARD. Tous. LA REINE. Ceux qui le haïssent le plus ? SIMON RENARD. Clinton, Montagu, Somerset, le comte de Derby, Gérard Fitz-Gerard, lord Paget, et le lord chan- celier. LA REINE, à lord Chandos. Introduisez cçux-là, tous, excepté le lord chan- celier. Allez. (Chandos sort. A Simon Renard.) — Le digne évêque chancelier n'aime pas Fabiani plus que les autres, mais c'est un homme à scrupules. V Apercevant les papiers que Gilbert a déposés sur la table.) — Ah ! il iaut pourtant que je jette un coup d'oeil sur ces papiers. Pendant qu'elle les examine, la porte du fond s*ou\Te. Entrent, avec de profonds saluts, les seigneurs désignés par la reine. 84 MARIE TUDOR SCÈNE VI Les Mêmes, LORD CLINTON, et les autres seigneurs. LA REINE. Bonjour, messieurs. Dieu vous ait en sa garde, mylords ! (A lord Montagu.) — Anthony Brown, je n'oublie jamais que vous avez dignement tenu tête à Jean de Montmorency et au sieur de Toulouse dans mes négociations avec l'empereur mon oncle. — Lord Paget, vous rece\Tez aujourd'hui vos lettres de baron Paget de Beaudesert en Staff ord. — Eh mais ! c'est notre vieil ami lord Clinton ! Nous sommes toujours votre bonne amie, mylord. C'est vous qui avez exterminé Thomas Wyat dans la plaine de Saint- James. Souvenons-nous-en tous, messieurs. Ce jour-là, la couronne d'Angleterre a été sauvée par un pont qui a permis à mes troupes d'arriver jusqu'aux rebelles, et par un mur qui a empêché les rebelles d'arriver jusqu'à moi. Le pont, c'est le pont de Londres. Le mur, c'est lord Clinton. LORD CLINTON, bas, à Simon Renard. Voilà six mois que la reine ne m'avait parlé. Comme elle est bonne aujourd'hui ! SIMON RENARD, bas, à lord Clinton. Patience, mylord. Vous la trouverez meilleure encore tout à l'heure. LA REINE, à lord Chandos. Mylord Clanbrassil peut entrer. JOURNÉE II — LA REINE A Simon Renard. - Quand il sera ici depuis quelques minutes... Elle lui parle bas à l'oreille, et lui désigne la porte par laquelle Jane est sortie. SIMON REX.\RD. Il suffit, madame. Entre Fabiani. SCÈNE VII Les Mêmes, FABIANI. LA REINE. Ah ! le voici ! Elle se remet à parler bas à Simon Renard. FABIANI, à part, salué par tout le monde et regardant autour de lui. Qu'est-ce que cela veut dire? Il n'y a que de mes ennemis ici; ce matin. La reine parle bas à Simon Renard. Diable ! elle rit ! mauvais signe ! L.A. REINE, gracieusement, à Fabiani. Dieu VOUS garde, mylord ! FABIANI, saisissant sa mam, quil baise. Madame... A part. — Elle m'a souri. Le péril n'est pas pour moi. 86 MARIE TUDOR LA REINE, toujours gracieuse. J'ai à vous parler. (Elle vient avec lui sur le devant du théâtre.) FABIANI. Et moi aussi j'ai à vous parler, madame. J'ai des reproches à vous faire. M'éloigner, m'exiler pendant si longtemps ! Ah ! il n'en serait pas ainsi, si, dans les heures d'absence, vous songiez à moi comme je songe à vous. LA REINE. Vous êtes injuste. Depuis que vous m'avez quittée, je ne m'occupe que de vous, FABIANI. Est-il bien vrai ? ai-je tant de bonheur ? Répétez- le-moi. LA REINE, toujours souriant. Je vous le jure. FABIANI. Vous m'aimez donc comme je vous aime ? LA REINE. Oui, mylord. — Certainement, je n'ai pensé qu'à vous. Tellement que j'ai songé à vous ménager une surprise agréable à votre retour. FABIANI. Comment ! quelle surprise ? LA REINE. Une rencontre qui vous fera plaisir. JOURNÉE II — LA REINE 87 FABIANI. La rencontre de qui ? LA REINE. Devinez. — Vous ne devinez pas ? FABIANI. Non, madame. LA REINE. Tournez-vous. Il se retourne et aperçoit Jane sur le seuil de la petite porte entr'ouverte. FABIANI, à part. Jane ! JANE, à part. C'est lui ! LA REINE, toujours avec un sourire. Mylord, connaissez- vous cette jeune fille ? FABIANI. Non, madame ! LA REINE. Jeune fille, coniiaissez-vous mylord ? JANE. La vérité avant la vie. Oui, madame. LA REINE. Ainsi, mylord, vous ne connaissez pas cette femme ? FABIANI. Madame, on veut me perdre. Je suis entouré d'ennemis. Cette femme est liguée avec eux sans 88 MARIE TUDOR doute. Je ne la connais pas, madame ! je ne sais pas qui elle est, madame ! LA REINE, se levant et lui frappant le visage de son gant. Ah ! tu es un lâche ! — Ah ! tu trahis l'une et tu renies l'autre ! Ah ! tu ne sais pas qui elle est ! Veux-tu que je te le dise, moi ? Cette femme est Jane Talbot, fille de Jean Talbot, le bon seigneur catholique mort sur l'échafaud pour ma mère. Cette femme est Jane Talbot, ma cousine ; Jane Talbot, comtesse de Shrewsbury, comtesse de Wexford, comtesse de Waterford, pairesse d'An- gleterre ! Voilà ce que c'est que cette femme ! — Lord Paget, vous êtes commissaire du sceau privé, vous tiendrez compte de nos paroles. La reine d'Angleterre reconnaît solennellement la jeune femme ici présente pour Jane, fille et unique héritière du dernier comte de Waterford. (Montrant les papiers.) — Voici les titres et les preuves, que vous ferez sceller du grand sceau. C'est notre plaisir. (A Fabiani.) — Oui, comtesse de Waterford ! et cela est prouvé ! et tu rendras les biens, misé- rable ! — Ah ! tu ne connais pas cette femme ! Ah ! tu ne sais pas qui est cette femme ! Eh bien, je te l'apprends, moi ! c'est Jane Talbot ! et faut-il t'en dire plus encore ?... (Le regardant en face, à voix basse, entre les dents.) — ' Lâche ! c'est ta maîtresse ! FABIANI. Madame... LA REINE. Voilà ce qu'elle est. Maintenant, voici ce que tu es, toi. — Tu es un homme sans âme, un homme sans cœur, un homme sans esprit ! tu es un fourbe et un misérable ! tu es... — Pardieu, messieurs, JOURNÉE II — LA REINE 89 vous n'avez pas besoin de vous éloigner. Cela m'est bien égal que vous entendiez ce que je vais dire à cet homme ! Je ne baisse pas la voix, il me semble. — Fabiano, tu es im misérable, un traître envers moi, un lâche envers elle, un valet menteur, le plus vil des hommes, le dernier des hommes ! Cela est pourtant vrai, je t'ai fait comte de Clanbrassil, baron de Dinasmonddy, quoi encore ? baron de Dartmouth en Devonshire. Eh bien, c'est que j'étais folle ! Je vous demande pardon de vous avoir fait coudoyer par cet homme-là, mylords. Toi, chevalier ! toi, gentilhomme ! toi, seigneur ! Mais compare-toi donc un peu à ceux qui sont cela, misérable ! mais regarde, en voilà autour de toi, des gentilshommes ! Voilà Bridges, baron Chandos ; voilà Seymour, duc de Somerset ; voilà les Stanley, qui sont comtes de Derby depuis l'an quatorze cent quatrevingt-cinq ! voilà les Clinton, qui sont barons Clinton depuis douze cent quatre- vingt-dix-huit ! Est-ce que tu t'imagines que tu ressembles à ces gens-là, toi ? Tu te dis allié à la famille espagnole de Pefialver, mais ce n'est pas \Tai, tu n'es qu'un mauvais italien, rien, moins que rien ! fils d'un chaussetier du village de Larino ! — Oui, messieurs, fils d'un chaussetier ! Je le savais, et je ne le disais pas, et je le cachais, et je faisais semblant de croire cet homme quand il parlait de sa noblesse. Car voilà comme nous sommes, nous autres femmes. O mon Dieu! je voudrais qu'il y eût des femmes ici, ce serait une leçon pour toutes. Ce misérable ! ce misérable ! il trompe ime femme et renie l'autre ! Infâme ! certainement tu es bien infâme ! Comment ! depuis que je parle il n'est pas encore à genoux ! A genoux, Fabiani ! Mylords, mettez cet homme de force à genoux ! 90 MARIE TUDOR FABIANI. Votre majesté... LA REINE. Ce misérable, que j'ai comblé de bienfaits! ce laquais napolitain, que j'ai fait chevalier doré et comte libre d'Angleterre ! Ah ! je devais m'at- tendre à ce qui arrive ! On m'avait bien dit que cela finirait ainsi. Mais je suis toujours comme cela, je m'obstine, et je vois ensuite que j'ai eu tort. C'est ma faute. Italien, cela veut dire fourbe ! Napolitain, cela veut dire lâche ! Toutes les fois que mon père s'est servi d'un italien, il s'en est repenti. Ce Fabiani ! Tu vois, lady Jane, à quel homme tu t'es livrée, malheureuse enfant ! — Je te vengerai, va ! — Oh ! je devais le savoir d'avance, on ne peut tirer autre chose de la poche d'un italien qu'un stylet, et de l'âme d'un italien que la trahison ! FABIANI. Madame, je vous jure... LA REINE. Il va se parjurer, à présent ! il sera vil jusqu'à la fin ; il nous fera rougir jusqu'au bout devant ces hommes, nous autres faibles femmes qui l'avons aimé ! il ne relèvera seulement pas la tête ! FABIANI. Si, madame ! je la relèverai. Je suis perdu, je le vois bien. Ma mort est décidée. Vous emploierez tous les moyens, le poignard, le poison... JOURNÉE II — LA REINE 91 LA REINE, lui prenant les mains et l'attirant vivement stir le devant du théâtre. Le poison ! le poignard ! que dis-tu là, italien ? la vengeance traître, la vengeance honteuse, la vengeance par derrière, la vengeance comme dans ton pays ! Non, signor Fabiani, ni poignard, ni poison. Est-ce que j'ai à me cacher, moi? à cher- cher le coin des nies la nuit, et à me faire petite quand je me venge ? Non, pardieu ! je veux le grand jour, entends-tu, mylord ? le plein midi, le beau soleil, la place publique, la hache et le billot, la foule dans la rue, la foule aux fenêtres, la foule sur les toits, cent mille témoins ! Je veux qu'on ait peur, entends-tu, mylord ! qu'on trouve cela splendide, effroyable et magnifique, et qu'on dise : C'est une femme qui a été outragée, mais c'est une reine qui se venge ! Ce favori si envié, ce beau jeune homme insolent que j'ai couvert de velours et de satin, je veux le voir plié en deux, effaré et tremblant, à genoux sur un drap noir, pieds nus, mains liées, hué par le peuple, manié par le bourreau. Ce cou blanc où j'avais mis rm collier d'or, j'y veux mettre une corde. J'ai vu quel effet ce Fabiani faisait sur un trône, je veux voir quel effet il fera sur un échafaud. FABIANI. Madame... LA REINE. Plus un mot ! Ah ! plus un mot ! Tu es bien véritablement perdu, vois-tu. Tu monteras sur l'échafaud comme Suffolk et Northumberland. C'est une fête comme une autre que je donnerai à ma "bonne ville de Londres ! Tu sais comme elle te hait, ma bonne ville ! Pardieu ! c'est une belle 92 MARIE TUDOR chose, quand on a besoin de se venger, d'être Marie, dame et reine d'Angleterre, fille de Henri VIII, et maîtresse des quatre mers ! Et quand tu seras sur l'échafaud, Fabiani, tu pourras, à ton gré, faire une longue harangue au peuple, comme Northumberland, ou une longue prière à Dieu, comme Suffolk, pour donner à la grâce le temps de venir ; le ciel m'est témoin que tu es un traître et que la grâce ne viendra pas ! Ce misérable fourbe qui me parlait d'amour et me disait « tu 9 ce matin ! — Eh ! mon Dieu, messieurs, cela paraît vous étonner que je parle ainsi devant vous, mais, je vous le répète, que m'importe ? (A lord Somerset.) — Mylord duc, vous êtes constable de la Tour, demandez son épée à cet homme. FABIAXÎ. La voici ; mais je proteste. En admettant qu'il soit prouvé que j'aie trompé ou séduit une femme... LA REINE. Eh ! que m'importe que tu aies séduit une femme ? est-ce que je m'occupe de cela ? Ces messieurs sont témoins que cela m'est bien égal ! FABIAXI. Séduire une femme, ce n'est pas un crime capital, madame. Votre majesté n'a pu faire condamner Trogmorton sur une accusation pareille. LA REINE. Il nous brave maintenant, je crois ! le ver devient serpent. Et qui te dit que c'est de cela qu'on t'accuse ? JOURNÉE II — LA REINE 93 FABIANI. Alors, de quoi m'accuse-t-on ? Je ne suis pas anglais, moi, je ne suis pas sujet de votre majesté. Je suis sujet du roi de Naples et vassal du saint- père. Je sommerai son légat, l'éminentissime car- dinal Polus, de me réclamer. Je me défendrai, miadame. Je suis étranger. Je ne puis être mis en cause que si j'ai commis un crime, un \Tai crime. — Quel est mon crime ? LA REINE. Tu demandes quel est ton crime ? FABIANI. Oui, madame. LA REINE. Vous entendez tous la question qui m'est faite, mylords. Vous allez entendre la réponse. Faites attention, et prenez garde à vous tous tant que vous êtes, car vous allez voir que je n'ai qu'à frapper du pied pour faire sortir de terre un écha- faud. — Chandos ! Chandos ! ouvrez cette porte à deux battants ! Toute la cour ! tout le monde ! faites entrer tout- le monde ! La porte du toad s"ou\Te. Entre toute la cour. SCÈNE VIII Les Mêmes, LE LORD CHANCELIER, toute ]a cour. LA REINE. Entrez, entrez, mylords. J'ai véritablement beau- coup de plaisir à vous voir tous aujourd'hui. — 94 MARIE TUDOR Bien, bien, les hommes de justice, par ici, plus près, plus près. — Où sont les sergents d'armes de la chambre des lords, Harriot et Herbert ? Ah ! vous voilà, messieurs. Soyez les bienvenus. Tirez vos épées. Bien. Placez-vous à droite et à gauche de cet homme. Il est votre prisonnier. FABIANI. Madame, quel est mon crime ? LA REINE. Mylord Gardiner, mon savant ami, vous êtes chancelier d'Angleterre, nous vous faisons savoir que vous ayez à vous assembler en diligence, vous et les douze lords commissaires de la chambre étoilée, que nous regrettons de ne pas voir ici. Il se passe des choses étranges dans ce palais. Écoutez, mylords. Madame Elisabeth a déjà suscité plus d'un ennemi à notre couronne. Il y a eu le complot de Pietro Caro, qui a fait le mouvement d'Exeter, et qui correspondait secrètement avec madame Elisabeth par le moyen d'un chiffre taillé sur une guitare. Il y a eu la trahison de Thomas ^^'yat, qui a soulevé le comté de Kent. Il y a eu la ré- bellion du duc de Suffolk, lequel a été saisi dans le creux d'un arbre après la défaite des siens. Il y a aujourd'hui un nouvel attentat. Écoutez tous. Aujourd'hui, ce matin, un homme s'est présenté à mon audience. Après quelques paroles, il a levé im poignard sur moi. J'ai arrêté son bras à temps. Lord Chandos et monsieur le bailli d'Amont ont saisi l'homme. Il a déclaré avoir été poussé à ce crime par lord Clanbrassil. JOURNÉE II — LA REINE 95 FABIAXI. Par moi ? Cela n'est pas. Oh ! mais voilà une chose affreuse ! Cet homme n'existe pas. On ne retrouvera pas cet homme. Qui est -il ? où est-il ? L.\ REI.NE. Il est ici. GILBERT, sortant du milieu des soldats derrière lesquels il est resté caché jusqu'alors. C'est moi. LA REINE. En conséquence des déclarations de cet homme, nous, Marie, reine, nous accusons devant la chambre aux étoiles cet autre homme, Fabiano Fabiani, comte de Clanbrassil, de haute trahison et d'attentat régicide sur notre personne impériale et sacrée. FABIAXI. Régicide, moi ! c'est monstrueux ! Oh ! ma tête s'égare, ma \'ue se trouble ! Quel est ce piège ? Oui que tu sois, misérable, oses-tu affirmer que ce qu'a dit la reine est vtslî ? GILBERT. Oui. FABIANI. Je t'ai poussé au régicide, moi? GILBERT. Oui. F.\BIANI. Oui ! toujours oui ! malédiction ! C'est que vous ne pouvez pas savoir à quel point cela est faux, messeigneurs ! Cet homme sort de l'enfer. Mal- heureux ! tu veux me perdre, mais tu ignores que 96 MARIE TUDOR tu te perds en même temps. Le crime dont tu me charges te charge aussi. Tu me feras mourir, mais tu mourras. Avec un seul mot, insensé, tu fais tomber deux têtes, la mienne et la tienne. Sais-tu cela ? GILBERT. Je le sais. FABIANI. Mylords, cet homme est payé... GILBERT. Par vous. Voici la bourse pleine d'or que vous m'avez donnée pour le crime. Votre blason et votre chiffre y sont brodés. FABIANI. Juste ciel ! — Mais on ne représente pas le poignard avec lequel cet homme voulait, dit-on, frapper la reine. Où est le poignard ? LORD CHANDOS. Le voici. GILBERT, à Fabiani. C'est le vôtre. — Vous me l'avez donné pour cela. On en retrouvera le fourreau chez vous. LE LORD CHANCELIER. Comte de Clanbrassil, qu'avez-vous à répondre ? Reconnaissez-vous cet homme ? FABIANI. Non. GILBERT. Au fait, il ne m'a vu que la nuit. — Laissez-moi JOURNÉE II — LA REINE 97 lui dire deux mots à l'oreille, madame. Cela aidera sa mémoire, (il s'approche de Fabiani.) — Tu ne re- comiais donc personne aujourd'hui, m.ylord, pas plus l'homme outragé que la femme séduite ? Ah ! la reine se venge, mais l'homme du peuple se venge aussi. Tu m'en avais défié, je crois ! Te voilà pris entre les deux vengeances, mylord ! Qu'en dis-tu ? — Je Suis Gilbert le ciseleur ! FABIANI. Oui, je vous reconnais. — Je reconnais cet homme, mylords. Du moment où j'ai affaire à cet homme, je n'ai plus rien à dire. LA REINE. Il avoue ! LE LORD CHANCELIER, à Gilbert. D'après la loi normande et le statut vingt-cinq du roi Henri VIII, dans les cas de lèse-majesté au premier chef, l'aveu ne sauve pas le complice. N'oubliez point que c'est un cas où la reine n'a pas le droit de grâce, et que vous mourrez sur l'échafaud comme celui que vous accusez. Ré- fléchissez, Confirmez-vous tout ce que vous avez dit? GILBERT. Je sais que je mourrai, et je le confirme. JANE, à part. Mon Dieu ! si c'est un rêve, il est bien horrible ! LE LORD CHANCELIER, à Gilbert. Consentez-vous à réitérer vos déclarations la 4 9$ MARIE TUDOR main sur l'évangile ? (il présente l'évangile à Gilbert, qui y pose la main.) GILBERT. Je jure, la main sur l'évangile, et avec ma mort prochaine devant les yeux, que cet homme est un assassin ; que ce poignard, qui est le sien, a servi au crime ; que cette bourse, qui est la sienne, m'a été donnée par lui pour le crime. Que Dieu m'assiste ! c'est la vérité ! LE LORD CHANCELIER, à Fabiani. Mylord, qu'avez-vous à dire ? FABIANL Rien. — Je suis perdu ! SIMON RENARD, bas, à la reine. Votre majesté a fait mander le bourreau. Il est là. LA REINE. Bon. Qu'il vienne. Les rangs des gentilshommes s'écartent, et l'on voit paraître le bourreau, vêtu de rouge et de noir, portant sur l'épaule une longue épée dans son fourreau. SCÈNE IX Les Mêmes, LE BOURREAU. LA REINE. Mylord duc de Somerset, ces deux hommes à la Tour 1 — Mylord Gardiner, notre chancelier, que JOURNÉE II — LA REINE 99 leur procès commence dès demain devant les douze pairs de la chambre aux étoiles, et que Dieu soit en aide à la vieille Angleterre ! Nous entendons que ces hommes soient jugés tous deux avant que nous partions pour Exford, où nous ouvrirons le parlement, et pour Windsor, où nous ferons nos pâques. Au bourreau. — Approche, toi ! Je suis aise de te voir. Tu es un bon serviteur. Tu es vieux, tu as déjà vu trois règnes. Il est d'usage que les souverains de ce royaume te fassent un don, le plus magnifique possible, à leur avènement. Mon père Henri VIII t'a donné l'agrafe en diamants de son manteau. Mon frère Edouard VI t'a donné un hanap d'or ciselé. C'est mon tour maintenant. Je ne t'ai encore rien donné, moi. Il faut que je te fasse un présent. Approche. (Montrant Fabiani.) — Tu vois bien cette tête, cette jeune et charmante tête, cette tête qui, ce matin encore, était ce que j'avais de plus beau, de plus cher et de plus précieux au monde, eh bien ! cette tête, tu la vois bien, dis ? -^ je te la donne ! 100 MARIE TUDOR TROISIÈME JOURNÉE LEQUEL DES DEUX? PREMIÈRE PARTIE Salle de l'intérieur de la Tour de Londres. Voûte ogive sou- tenue par de gros piliers. A droite et à gauche, les deux portes basses de deu.x cachots. A droite, une lucarne qui est censée donner sur la Tamise ; à gauche, une lucarne qui est censée donner sur les rues. De chaque côté, une porte masquée dans le mur. Au fond, une galerie avec ime sorte de grand balcon fermé par des \'itraux et donnant sur les cours extérieures de la Tour. SCÈNE PREMIÈRE GILBERT, JOSHUA. GILBERT. Eh bien ? JOSHUA. Hélas ! GILBERT. Plus d'espoir ? JOSHUA. Plus d'espoir ! (Gilbert va à la fenêtre.) — Oh ! tu ne verras rien de la fenêtre ! GILBERT. Tu t'es informé, n'est-ce pas ? JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? loi JOSHUA. Je ne suis que trop sûr ! GILBERT. C'est pour Fabiani ? JOSHUA. C'est pour Fabiani. GILBERT. Oue cet homme est heureux ! Malédiction sur moi ! JOSHUA. Pauvre Gilbert ! ton tour viendra. Aujourd'hui c'est lui, demain ce sera toi. GILBERT. Que veux-tu dire ? Nous ne nous entendons pas. De quoi me parles-tu ? JOSHUA. De l'échafaud qu'on dresse en ce moment. GILBERT. Et moi, je te parle de Jane. JOSHUA. De Jane ? GILBERT. Oui, de Jane ! de Jane seulement ! Que m'im- porte le reste ? Tu as donc tout oublié, toi ? tu ne te souviens donc plus que, depuis un mois, collé 102 MARIE TUDOR aux barreaux de mon cachot d'où l'on aperçoit la rue, je la vois rôder sans cesse, pâle et en deuil, au pied de cette tourelle qui renferme deux hommes, Fabiani et moi ? Tu ne te rappelles donc plus mes angoisses, mes doutes, mes incertitudes ? Pour lequel des deux vient-elle ? Je me fais cette question nuit et jour, pauvre misérable ! je te l'ai faite à toi-même, Joshua, et tu m'avais promis hier au soir de tâcher de la voir et de lui parler. Oh ! dis ! sais-tu quelque chose ? Est-ce pour moi qu'elle vient ou pour Fabiani ? JOSHUA. J'ai su que Fabiani devait décidément être décapité aujourd'hui, et toi demain, et j'avoue que depuis ce moment-là je suis comme fou, Gilbert. L'échafaud a fait sortir Jane de mon esprit. Ta mort... GILBERT. Ma mort ! Qu'entends-tu par ce mot ? Ma mort, c'est que Jane ne m'aime plus. Du jour où je n'ai plus été aimé, j'ai été mort. Oh ! \Taiment mort, Joshua ! Ce qui survit de moi depuis ce temps ne vaut pas la peine qu'on prendra demain. Oh ! vois-tu, tu ne te fais pas d'idée de ce que c'est qu'un homme qui aime ! Si l'on m'avait dit il y a deux mois : Jane, votre Jane sans tache, votre Jane si pure, votre amour, votre orgueil, votre lys, votre trésor, Jane se donnera à un autre ; en voudrez-vous après? — j'aurais dit : Non, je n'en voudrai pas ! plutôt mille fois la mort pour elle et pour moi! Et j'aurais foulé sous mes pieds celui qui m'eût parlé ainsi. — Eh bien, si, j'en veux ! — Aujourd'hui, vois-tu bien, Jane n'est plus la Jane JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 103 sans tache qui avait mon adoration, la Jane dont j'osais à peine effleurer le front de mes lèvres, Jane s'est donnée à un autre, à un misérable, je le sais, eh bien, c'est égal, je l'aime ! j'ai le cœur bri?é, mais je l'aime ! Je baiserais le bas de sa robe, et jo lui demxanderais pardon si elle voulait de moi. Elle serait dans le ruisseau de la rue avec celles qui y sont que je la ramasserais là et que je la serrerais sur mon cœur, Joshua ! — Joshua, je donnerais, non cent ans de vie, puisque je n'ai plus qu'un jour, mais l'éternité que j'aurai demain, pour la voir me sourire encore une fois, une seule fois avant ma mort, et me dire ce mot adoré qu'elle me disait autrefois : Je t'aime ! — Joshua, Joshua, c'est comme cela, le cœur d'un homme qui aime. Vous croyez que vous tuerez la femme qui vous trompe ? Non, vous ne la tuerez pas, vous vous coucherez à ses pieds après comme avant ; seulement vous serez triste. Tu me trouves faible ? Qu'est-ce que j'aurais gagné, moi, à tuer Jane ? Oh ! j'ai le cœur plein d'idées insupportables ! Oh ! si elle m'aimait encore, que m'importe tout ce qu'elle a fait ? Mais elle aime Fabiani ! mais elle aime Fabiani ! c'est pour Fabiani qu'elle vient ! Il y a une chose certaine, c'est que je voudrais mourir ! Aie pitié de moi, Joshua ! JOSHUA. Fabiani sera mis à mort aujourd'hui. GILBERT. Et moi demain. JOSHUA. Dieu est au bout de tout. 104 MARIE TITDOR GILBERT. Aujourd'hui je serai vengé de lui. Demain il sera vengé de moi. JOSHUA. Mon f:ère, voici le second constable de la Tour, maître Éneas Dulverton. Il faut rentrer. Mon frère, je te reverrai ce soir. GILBERT. Oh ! mourir sans être aimé ! mourir sans être pleuré ! Jane ! ... Jane !... Jane !... (ii rentre dans le cachot.) JOSHUA. Pauvre Gilbert ! Mon Dieu ! qui m'eût jamais dit que ce qui arrive arriverait ? 11 sort. — Entrent Simon Renard et maître Éneas. SCENE II SIMON RENARD, MAÎTRE ÉNEAS DULVTRTON. SIMON RENARD. C'est fort singulier, comme vous dites ; mais que voulez-vous ? la reine est folle, elle ne sait ce qu'elle veut. On ne peut compter sur rien, c'est une femme. Je vous demande un peu ce qu'elle vient faire ici ! Tenez, le cœur de la femme est une énigme dont le roi François I^ a écrit le mot sur les vitraux de Chambord : Souvent femme varie, Bien fol est qui s'y fie. JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 105 Écoutez, maître Éneas, nous sommes anciens amis. Il faut que cela finisse aujourd'hui. Tout dépend de vous ici. Si l'on vous charge... (il parle bas à l'oreille de maître Éneas.) — Traînez la chose en longueur, faites-la manquer adroitement. Que j'aie deux heures seulement devant moi ce soir, ce que je veux est fait, demain plus de favori, je suis tout- puissant, et après-demain vous êtes baronnet et lieutenant de la Tour. Est-ce compris ? MAÎTRE ÉNEAS. C'est compris. SIMON RENARD. Bien. J'entends venir. Il ne faut pas qu'on nous voie ensemble. Sortez par là. Moi, je vais au-devant de la reine. Ils se séparent. SCENE III UN GEOLIER entre avec précaution, puis il introduit LADY JANE. LE GEÔLIER. Vous êtes où vous vouliez parvenir, mylady. Voici les portes des deux cachots. Maintenant, s'il vous plaît, ma récompense. (Jane détache son bracelet de diamants et le lui donne.) JANE. La voilà. LE GEÔLIER. Merci, Ne me compromettez pas, (il sort.) io6 MARIE TUDOR JANE, seule. Mon Dieu ! comment faire ? C'est moi qui l'ai perdu, c'est à moi de le sauver. Je ne pourrai jamais. Une femme, cela ne peut rien. L'échafaud ! l'échafaud ! c'est horrible ! Allons, plus de larmes, des actions. — Mais je ne pourrai pas ! je ne pourrai pas ! Ayez pitié de moi, mon Dieu ! On vient, je crois. Qui parle là ? Je reconnais cette voix. C'est la voix de la reine. Ah ! tout est perdu ! Elle se cache derrière un pilier. — Entrent la reine et Simon Renard. SCÈNE IV LA REINE, SIMON RENARD ; JANE, cachéo. LA REINE. Ah 1 le changement vous étonne ! Ah ! je ne me ressemble plus à moi-même ! Eh bien ! qu'est-ce que cela me fait ? c'est comme cela. Maintenant, je ne veux plus qu'il meure ! SIMON RENARD. Votre majesté avait pourtant arrêté hier que l'exécution aurait lieu aujourd'hui. LA REINE. Comme j'avais arrêté avant -hier que l'exécution aurait lieu hier. Comme j'avais arrêté dimanche que l'exécution aurait lieu lundi. Aujourd'hui, j'arrête que l'exécution aura lieu demain. JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 107 SIMON RENARD. En effet, depuis le deuxième dimanche de l'avent que l'arrêt de la chambre étoilée a été prononcé, et que les deux condamnés sont revenus à la Tour, précédés du boun'eau, la hache tournée vers leur visage, il y a trois semaines de cela, votre majesté remet chaque jour la chose au lendemain. LA REINE. Eh bien ! est-ce que vous ne comprenez pas ce que cela signifie, monsieur ? est-ce qu'il faut tout vous dire, et qu'une femme mette son cœur à nu devant vous, parce qu'elle est reine, la malheureuse, et que vous représentez ici le prince d'Espagne, mon futur mari ? Mon Dieu, monsieur, vous ne savez pas cela, vous autres, chez une femme le cœur a sa pudeur comme le corps. Eh bien, oui, puisque vous voulez le savoir, puisque vous faites sem- blant de ne rien comprendre, oui, je remets tous les jours l'exécution de Fabiani au lendemain, parce que chaque matin, voyez-vous, la force me manque à l'idée que la cloche de la Tour de Londres va sonner la mort de cet homme, parce que je me sens défaillir à la pensée qu'on aiguise une hache pour cet homme, parce que je me sens mourir de songer qu'on va clouer une bière pour cet homme, parce que je suis femme, parce que je suis faible, parce que je suis folle, parce que j'aime cet homme, pardieu ! — En avez-vous assez ? êtes-vous satis- fait ? comprenez-vous ? Oh ! je trouverai moyen de me venger un jour sur vous de tout ce que vous me faites dire, allez ! SIMON RENARD. Il serait temps cependant d'en finir avec Fabiani. io8 MARIE TUDOR Vous allez épouser mon royal maître le prince d'Espagne, madame. LA REINE. Si le prince d'Espagne n'est pas content, qu'il le dise, nous en épouserons un autre. Nous ne man- quons pas de prétendants. Le fils du roi des Romains, le prince de Piémont, l'infant de Portugal, le cardinal Polus, le roi de Danemark et lord Courtenay sont aussi bons gentilshommes que lui. SIMON RENARD. Lord Courtenay ! lord Courtenay ! LA REINE. Un baron anglais, monsieur, vaut un prince espagnol. D'ailleurs lord Courtenay descend des empereurs d'Orient. Et puis, fâchez- vous si vous voulez ! SIMON RENARD. Fabiani s'est fait haïr de tout ce qui a un cœur dans Londres. LA REINE. Excepté de moi. SIMON RENARD. Les bourgeois sont d'accord sur son compte avec les seigneurs. S'il n'est pas mis à mort aujour- d'hui même, comme l'a promis votre majesté... . LA REINE. Eh bien ? SIMON RENARD. Il y aura émeute des manants. JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 109 LA REINE. J'ai mes lansquenets. SIMON RENARD. Il y aura complot des seigneurs, LA REINE. J'ai le bourreau. SIMON RENARD. Votre majesté a juré sur le li\Te d'heures de sa mère qu'elle ne lui ferait pas grâce. LA REINE. Voici un blcUic-seing qu'il m'a fait remettre, et dans lequel je jure sur ma couronne impériale que je la lui ferai. La couronne de mon père vaut le livre d'heures de ma mère. Un serment détruit l'autre. D'ailleurs qui vous dit que je lui ferai grâce ? SIMON RENARD. Il vous a bien audacieusement trahie, madame ! LA REINE. Qu'est-ce que cela me fait ? Tous les hommes en font autant. Je ne veux pas qu'il meure. Tenez, mylord... — monsieur le bailli, veux-je dire ; mon Dieu ! vous me troublez tellement l'esprit, que je ne sais vraiment plus à qui je parle ! — tenez, je sais tout ce que vous allez me dire. Que c'est un homme vil, un lâche, un misérable ! Je le sais comme vous, et j'en rougis. Mais je l'aime. Que voulez-vous que j 'y fasse ? J 'aimerais peut-être iio MARIE TUDOR moins un honnête homme. D'ailleurs, qui êtes- vous, tous tant que vous êtes ? Valez-vous mieux que lui ? Vous allez me dire que c'est un favori, et que la nation anglaise n'aime pas les favoris. Est-ce que je ne sais pas que vous ne voulez le renverser que pour mettre à sa place le comte de Kildare, ce fat, cet irlandais ? Qu'il fait couper vingt têtes par jour ! Qu'est-ce que cela vous fait ? Et ne me parlez pas du prince d'Espagne. Vous vous en moquez bien ! Ne me parlez pas du mé- contentement de M. de Xoailles, l'ambassadeur de France. M. de Noailles est un sot, et je le lui dirai à lui-même. D'ailleurs, je suis une femme, moi, je veux et je ne veux plus, je ne suis pas tout d'une pièce. La vie de cet homme est nécessaire à ma vie. Ne prenez pas cet air de candeur virginale et de bonne foi, je vous en supplie. Je connais toutes vos intrigues. Entre nous, vous savez, comme moi, qu'il n'a pas commis le crime pour lequel il est condamné. C'est arrangé. Je ne veux pas que Fabiani meure. Suis-je la maîtresse ou non ? Tenez, monsieur le bailli, parlons d'autre chose, voulez- vous ? SIMON RENARD. Je me retire, madame. Toute votre noblesse vous a parlé par ma voix. LA REINE. Que m'im.porte la noblesse ! SIMON RENARD, à part. Essayons du peuple. (Il son avec un profond salut.) JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? m LA REINE, seule. Il est sorti d'un air singulier. Cet homme est capable d'émouvoir quelque sédition. Il faut que j'aille en hâte à la maison de ville. — Holà, quel- qu'un ! Maître Éneas et Joshua paraissent. SCÈNE V Les Mêmes, moins SIMON RENARD ; MAÎTRE ÉNEAS, JOSHUA. LA REINE. C'est vous, maître Éneas ? Il faut que cet homme et vous, vous vous chargiez de faire évader sur-le- champ le comte de Clanbrassil. MAÎTRE ÉNEAS. Madame... LA REINE. Tenez, je ne me fie pas à vous, je me souviens que vous êtes de ses ennemis. Mon Dieu ! je ne suis donc entourée que des ennemis de l'homme que j'aime. Je gage que ce porte-clefs, que je ne connais pas, le hait aussi. JOSHUA. C'est vrai, madame. LA REINE. Mon Dieu ! mon Dieu ! ce Simon Renard est plus roi que je ne suis reine. Quoi ! persorme à 112 MARIE TUDOR qui me fier ici ! personne à qui donner pleins pouvoirs pour faire évader Fabiani ! JANE, sortant de derrière le pilier. Si, madame, moi ! JOSHUA, à part. Jane ! LA REINE. Toi ! qui, toi ? C'est vous, Jane Talbot ? Com- ment et es- vous ici ? Ah ! c'est égal, vous y êtes ! vous venez sauver Fabiani. Merci. Je devrais vous haïr, Jane, je devrais être jalouse de vous, j'ai mille raisons pour cela. Mais non, je vous aime de l'aimer. Devant l'échafaud, plus de jalousie, rien que l'amour. Vous êtes comme moi, vous lui pardonnez, je le vois bien. Les hommes ne com- prennent pas cela, eux. Lady Jane, entendons- nous. Nous sommes bien malheureuses toutes deux, n'est-ce pas ? Il faut faire évader Fabiani. Je n'ai que vous, il faut bien que je vous prenne. Je suis sûre du moins que vous y mettrez votre cœur. Chargez- vous-en. Messieurs, vous obéirez tous deux à lady Jane en tout ce qu'elle vous prescrira, et vous me répondez sur vos têtes de l'exécution de ses ordres. Embrasse-moi, jeune fille ! JANE. La Tamise baigne le pied de la Tour de ce côté. Il y a là une issue secrète que j'ai observée. Un bateau à cette issue, et l'évasion se ferait par la Tamise. C'est le plus sûr. JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 113 MAÎTRE ÉNEAS. Impossible d'avoir un bateau là avant une bonne heure. JANE. C'est bien long. MAÎTRE ÉNEAS. C'est bientôt passé. D'ailleurs, dans une heure il fera nuit. Cela vaudra mieux, si sa majesté tient à ce que l'évasion soit secrète. LA REINE. Vous avez peut-être raison. Eh bien, dans une heure, soit ! Je vous laisse, lady Jane. Il faut que j'aille à la maison de ville. Sauvez Fabiani ! JANE. Soyez tranquille, madame ! (La reine sort. Jane la suit des yeux.) JOSHUA, sur le devant du théâtre. Gilbert avait raison, toute à Fabiani ! SCÈNE VI Les iMÊMES, moins LA REINE. JANE, à maître Éneas. Vous avez entendu les volontés de la reine. Un bateau là au pied de la Tour, les clefs des couloirs secrets, un chapeau et un manteau. 114 MARIE TUDOR MAÎTRE ÉNEAS. Impossible d'avoir tout cela avant la nuit. Dans une heure, mylady. JANE. C'est bien. Allez. Laissez-moi avec cet homme. Maître Éneas sort. Jane le suit des yeux. JOSHUA, à part, sur le devant du théâtre. Cet homme ! C'est tout simple. Qui a oublié Gilbert ne reconnaît plus Joshua. (il se dirige vers le cachot de Fabiani et se met en devoir de l'ouvrir.) JANE. Que faites- vous là ? JOSHU.A.. Je préviens vos désirs, mylady. J'ouvre cette porte. JANE. Qu'est-ce que c'est que cette porte ? JOSHUA. La porte du cachot de mylord Fabiani. JANE. Et celle-ci ? JOSHUA. C'est la porte du cachot d'un autre, JANE. Qui, cet autre ? JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 115 JOSHUA. Un autre condamné à mort. Quelqu'un que vous ne connaissez pas. Un ouvrier nommé Gilbert. JAXE. OmTez cette porte ! JOSHUA, après avoir ouvert la porte. Gilbert ! SCÈNE VII JANE, GILBERT, JOSHUA. GILBERT, de l'intérieur du cachot. Que me veut-on ? 11 paraît sur le seuil, aperçoit Jane, et s'appuie tout chance- lant contre le mur. — Jane ! lady Jane Talbot ! JANE, à genoux, sans lever les yeux sur lui. Gilbert, je viens vous sauver. GILBERT. Me sauver ! JANE. Écoutez. Ayez pitié, ne m'accablez pas. Je sais tout ce que vous allez me dire. C'est juste ; mais ne me le dites pas. Il faut que je vous sauve. Tout est préparé. L'évasion est sûre. Laissez-vous sauver par moi comme par un autre. Je ne demande rien de plus. Vous ne me connaîtrez plus ensuite. Vous ii6 MARIE TUDOR ne saurez plus qui je suis. Ne me pardonnez pas, mais laissez-moi vous sauver. Voulez-vous ? GILBERT. Merci ; mais c'est inutile. A quoi bon vouloir sauver ma vie, lady Jane, si vous ne m'aimez plus ? JANE, a%'ec joie. Oh ! Gilbert, est-ce bien en effet cela que vous me demandez ? Gilbert, est-ce que vous daignez vous occuper encore de ce qui se passe dans le cœur de la pauvre fille ? Gilbert, est-ce que l'amour que je puis avoir pour quelqu'un vous intéresse encore et vous paraît valoir la peine que vous vous en informiez ? Oh ! je croyais que cela vous était bien égal, et que vous me méprisiez trop pour vous inquiéter de ce que je faisais de mon cœur. Gilbert, si vous saviez quel effet me font les paroles -que vous venez de me dire ! C'est un rayon de soleil bien inattendu dans ma nuit, allez ! Oh ! écoutez-moi donc alors ! Si j'osais encore m' approcher de vous, si j'osais toucher vos vête- ments, si j'osais prendre votre main dans les miennes, si j'osais encore lever les yeux vers vous et vers le ciel, comme autrefois, savez-vous ce que je vous dirais, à genoux, prosternée, pleurant sur vos pieds, avec des sanglots dans la bouche et la joie des anges dans le cœur ? Je vous dirais : Gilbert, je t'aime ! GILBERT, la saisissant dans ses bras avec emportement. Tu m'aimes ! JANE. Oui, je t'aime ! JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 117 GILBERT. Tu m'aimes ! — Elle m'aime, mon Dieu ! c'est bien vrai, c'est bien elle qui me le dit, c'est bien sa bouche qui a parlé. Dieu du ciel ! JAXE. Mon Gilbert ! GILBERT. Tu as tout préparé pour mon évasion, dis-tu ! Vite ! vite ! la vie ! je veux la vie, Jane m'aime ! cette voûte s'appuie sur ma tête et l'écrase. J'ai besoin d'air. J'étouffe ici. Fuyons vite ! Viens- nous-en, Jane ! Je veux vi\Te, moi ! je suis aimé ! JANE. Pas encore. Il faut un bateau. Il faut attendre la nuit. Mais sois tranquille, tu es sauvé. Avant une heure, nous serons dehors. La reine est à la maison de \àlle, et ne reviendra pas de sitôt. Je suis maîtresse ici. Je t'expliquerai tout cela. GILBERT. Une heure d'attente, c'est bien long î Oh ! il me tarde de ressaisir la vie et le bonheur. Jane, Jane, tu es là ! Je vivrai ! tu m'aimes ! Je reviens de l'enfer ! Retiens-moi, je ferais quelque folie, vois-tu. Je rirais, je chanterais. Tu m'aimes donc ? JANE. Oui ! je t'aime ! Oui, je t'aime ! Et, — vois-tu, Gilbert, crois-moi bien, ceci est la vérité comme au lit de la mort, — je n'ai jamais aimé que toi ! Même dans ma faute, même au fond de mon crime. Ii8 MARIE TUDOR je t'aimais ! A peine ai-je été tombée aux bras du démon qui m'a perdue, que j'ai pleuré mon ange ! GILBERT. Oublié ! pardonné ! Ne parle plus de cela, Jane. Oh ! que m'importe le passé ? Qui est-ce qui résisterait à ta voix ? qui est-ce qui ferait autre- ment que moi ? Oh ! oui, je te pardonne bien tout, mon enfant bien-aimée ! Le fond de l'amour c'est l'indulgence, c'est le pardon. Jane, la jalousie et le désespoir ont brûlé les larmes dans mes yeux. Mais je te pardonne, mais je te remercie, mais tu es pour moi la seule chose vraiment rayon- nante de ce monde, mais à chaque mot que tu. prononces je sens une douleur mourir et une joie naître dans mon âme ! Jane, relevez votre tête, tenez-vous droite là, et regardez-moi. — Je vous dis que vous êtes mon enfant. JANE. Toujours généreux ! toujours ! mon Gilbert bien- aimé ! GILBERT. Oh ! je voudrais être déjà dehors, en fuite, bien loin, libre avec toi ! Oh ! cette nuit qui ne vient pas ! — Le bateau n'est pas là ! — Jane, nous quitterons Londres tout de suite, cette nuit. Nous quitterons l'Angleterre. Nous irons à Venise. Ceux de mon métier gagnent beaucoup d'argent là. Tu seras à moi... — Oh i mon Dieu ! je suis insensé, j'oubliais quel nom tu portes ! Il est trop beau, Jane ! JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 119 JANE. Que veux-tu dire ? GILBERT. Fille de lord Talbot ! JANE. J'en sais un plus beau. GILBERT. Lequel ? JANE. Femme de l'ouvTier Gilbert. GILBERT. Jane ! JANE. Oh ! non, oh ! ne crois pa:, que je te demande cela. Oh ! je sais bien que j'en suis indigne. Je ne lèverai pas mes yeux si haut. Je n'abuserai pas à ce point du pardon. Le pauvre ciseleur Gilbert ne se mésalliera pas avec la comtesse de Water- ford. Non, je te sui\Tai, je t'aimerai, je ne te quitterai jamais. Je me coucherai le jour à tes pieds, la nuit à ta porte. Je te regarderai travailler, je t'aiderai, je te donnerai ce qu'il te faudra. Je serai pour toi quelque chose de moins qu'une sœur, quelque chose de plus qu'un chien. Et, si tu te maries, Gilbert, — car il plaira à Dieu que tu finisses par trouver une femme pure et sans tache, et digne de toi, — eh bien, si tu te maries, et si ta femme est bonne, et si elle veut bien, je serai la servante de ta femme. Si elle ne veut pas de moi, je m'en irai, j'irai mourir où je pourrai. 120 MARIE TUDOR Je ne te quitterai que dans ce cas-là. Si tu ne te maries pas, je resterai près de toi, je serai bien douce et bien résignée, tu verras ; et, si l'on pense mal de me voir avec toi, on pensera ce qu'on voudra. Je n'ai plus à rougir, moi, vois-tu ! je suis une pauvre fille ! GILBERT, tombant à ses pieds. Tu es un ange ! tu es ma femme ! JANE. Ta femme ! tu ne pardonnes donc que comme Dieu, en purifiant ! Ah ! sois béni, Gilbert, de me mettre cette couronne sur le front ! Gilbert se relève et la serre dans ses bras. Pendant qu'ils se tiennent étroitement embrassés, Joshua vient prendre la main de Jane. JOSHUA. C'est Joshua, lady Jane. GILBERT. Bon Joshua ! JOSHUA. Tout à l'heure vous ne m'avez pas reconnu. JANE. Ah ! c'est que c'est par lui que je devais com- mencer. Joshua lui baise les mains. JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 121 GILBERT, la serrant dans ses bras. Mais quel bonheur ! mais est-ce que c'est bien réel, tout ce bonheur-là ? Depuis quelques instants, on entend au dehors un bruit éloigné, des cris confus, un tumulte. Le jour baisse. JOSHUA. Qu'est-ce que c'est que ce bruit ? (il va à la fenêtre qui donne sur la rue.) JANE. Oh ! mon Dieu ! pourvu qu'il n'aille rien arriver ! JOSHUA. Une grande foule là-bas. Des pioches, des piques, des torches. Les pensionnaires de la reine à cheval et en bataille. Tout cela vient par ici. Quels cris ! Ah diable ! On dirait une émeute de populaire. JANE. Pourvu que ce ne soit pas contre Gilbert ! CRIS ÉLOIGNÉS Fabiani ! Mort à Fabiani ! Entendez-vous JANE. Oui. JOSHUA. Que disent-ils ? JANE. JOSHUA. Je ne distingue pas. 122 MARIE TUDOR JANE. Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! Entrent précipitamment par la porte masquée maître Éûeas et un batelier. SCÈNE VIII Les Mêmes, MAÎTRE ÉNEAS, UN BATELIER. MAÎTRE ÉNEAS. Mylord Fabiani ! mylord ! pas un instant à perdre ! On a su que la reine voulait sauver votre vie. Il y a sédition du populaire de Londres contre vous. Dans un quart d'heure, vous seriez déchiré. Mylord, sauvez-vous ! Voici un manteau et un chapeau. Voici les clefs. Voici un batelier. N'oubliez pas que c'est à moi que vous devez tout cela. Mylord, hâtez-vous! (Bas au batelier.) — Tu ne te presseras pas. JANE. (Elle cou\Te en hâte Gilbert du manteau et du chapeau.) (Bas à joshua.) Ciel ! pourvu que cet homme ne reconnaisse pas... MAÎTRE ÉNEAS, regardant Gilbert en face. Mais quoi ! ce n'est pas lord Clanbrassil ! Vous n'exécutez pas les ordres de la reine, mylady ! Vous en faites évader un autre ! JANE. Tout est perdu ! — J'aurais dû prévoir cela ! Ah ! Dieu ! monsieur, c'est vrai, ayez pitié... JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 123 MAÎTRE ÉNEAS, bas à Jane. Silence ! Faites ! Je n'ai rien dit, je n'ai rien vu. Il se retire au fond du théâtre d'un air d'indifiérence. JANE. Que dit-il ? — Ah ! la providence est donc pour nous ! Ah ! tout le monde veut donc sauver Gilbert ! JOSHUA. Non, lady Jane. Tout le monde veut perdre Fabiani. Pendant toute cette scène, les cris redoublent au dehors. JANE. Hâtons-nous, Gilbert ! Viens vite ! JOSHUA. Laissez-le partir seul. JANE. Le quitter ! JOSHUA. Pour un instant. Pas de femme dans le bateau, si vous voulez qu'il arrive à bon port. Il y a encore trop de jour. Vous êtes vêtue de blanc. Le péril passé, vous vous retrouverez. Venez avec moi par ici. Lui par là, JANE. Joshua a raison. Où te retrouverai-je, mon Gilbert ? GILBERT. Sous la première arche du pont de Londres. 124 MARIE TUDOR JANE. Bien, Pars vite. Le bruit redouble. Je te vou- drais loin ! JOSHUA. Voici les clefs. Il y a douze portes à ouvrir et à fermer d'ici au bord de l'eau. Vous en avez pour un bon quart d'heure. JANE. Un quart d'heure ! douze portes ! c'est affreux ! GILBERT, l'embrassant. Adieu, Jane. Encore quelques instants de sépara- tion, et nous nous rejoindrons pour la vie. JANE. Pour l'éternité ! (Au batelier.) — Monsieur, je vous le recommande. MAÎTRE ÉNEAS, bas au bateUer. De crainte d'accident, ne te presse pas. Gilbert sort avec le batelier. JOSHUA. Il est sauvé ! A nous maintenant ! Il faut fermer ce cachot, (il referme le cachot de Gilbert.) — C'est fait. Venez vite, par ici ! (il sort avec Jane par l'autre porte masquée.) MAÎTRE ÉNEAS, seul. Le Fabiani est resté au piège ! Voilà une petite femme fort adroite que maître Simon Renard eût payée bien cher. Mais comment la reine prendra- JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 125 t-elle la chose ? Pourvu que cela ne retombe pas sur moi ! Entrent à grands pas par la galerie Simon Renard et la reine. Le tumulte extérieur n'a cessé d'augmenter. La nuit est presque tout à fait tombée. — Cris de mort, flambeau.x, torches, bruit des vagues de la foule. Cliquetis d'armes, coups de feu, piétinements de che- vaux. Plusieurs gentilshommes, la dague au poing, accompagnent la reine. Parmi eux, le héraut d'Angle- terre, Clarence, portant la bannière royale, et le héraut de l'ordre de la jarretière, Jarretière, portant la ban- nière de l'ordre. SCÈNE IX LA REINE, SIMON RENARD, MAÎTRE ÉNEAS. LORD CLINTON, LES DEUX HÉRAUTS, Seigneurs, Pages, etc. LA REINE, bas, à maître Éneas. Fabiani est-il évadé ? MAÎTRE ÉNEAS. Pas encore. LA REINE. Pas encore ! Elle le regarde fixement d'un air terrible. MAÎTRE ÉNEAS, à part. Diable ! CRIS DU PEUPLE, au dehors. Mort à Fabiani ! 126 MARIE TUDOR SIMON RENARD. Il faut que votre majesté prenne un parti sur- le-champ, madame. Le peuple veut la mort de cet homme. Londres est en feu. La Tour est investie. L'émeute est formidable. Les nobles de ban ont été taillés en pièces au pont de Londres. Les pen- sionnaires de votre majesté tiennent encore ; mais votre majesté n'en a pas moins été traquée de rue en rue, depuis la maison de ville jusqu'à la Tour. Les partisans de madame Elisabeth sont mêlés au peuple. On sent qu'ils sont là, à la malignité de l'émeute. Tout cela est sombre. Qu'ordonne votre majesté ? CRIS DU PEUPLE. Fabiani ! Mort à Fabiani ! (ils grossissent et se rap- prochent de plus eu plus.) LA REINE. Mort à Fabiani ! Mylords, entendez-vous ce peuple qui hurle ? Il faut lui jeter un homme. La populace veut à manger. SIMON RENARD. Qu'ordonne votre majesté ? LA REINE. Pardieu, mylords, vous tremblez tous autour de moi, il me semble ! Sur mon âme, faut-il que ce soit une femme qui vous enseigne votre métier de gentilshommes ! A cheval, mylords, à cheval ! Est-ce que la canaille vous intimide ? Est-ce que les épées ont peur des bâtons ? JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 127 SIMON RENARD. Ne laissez pas les choses aller plus loin. Cédez, madame, pendant qu'il en est temps encore. Vous pouvez encore dire la canaille, dans une heure vous seriez obligée de dire le peuple. Les cris redoublent, le bruit se rapproche. LA REINE. Dans une heure ! SIMON RENARD, allant à la galerie et revenant. Dans un quart d'heure, madame. Voici que la première enceinte de la Tour est forcée. Encore un pas, le peuple est ici. LE PEUPLE. A la Tour ! à la Tour ! Fabiani ! mort à Fabiani ! LA REINE. Qu'on a bien raison de dire que c'est une horrible chose que le peuple ! Fabiano ! SIMON RENARD. Voulez-vous le voir déchirer sous vos yeux dans un instant ? LA REINE. Mais savez-vous qu'il est infâme qu'il n'y en ait pas un de vous qui bouge, messieurs ? Mais, au nom du ciel, défendez-moi donc ! 128 MARIE TUDOR LORD CLINTON. Vous, oui, madame. Fabiani, non, LA REINE. Ah ! ciel ! Eh bien, oui ! je le dis tout haut, tant pis ! Fabiano est innocent ! Fabiano n'a pas com- mis le crime pour lequel il est condamné. C'est moi, et celui-ci, et le ciseleur Gilbert, qui avons tout fait, tout inventé, tout supposé. Pure comédie ! Osez me démentir, monsieur le bailli ! Maintenant, messieurs, le défendrez- vous ? Il est innocent, vous dis-je ! Sur ma tête, sur ma couronne, sur mon Dieu, sur l'âme de ma mère, il est innocent du crime ! Cela est aussi vrai qu'il est vrai que vous êtes là, lord Clinton. Défendez-le. Exterminez ceux-ci, comme vous avez exterminé Tom Wj'at, m.on brave Clinton, mon vieil ami, mon bon Robert ! Je vous jure qu'il est faux que Fabiano ait voulu assassiner la reine. LORD CLINTON. Il y a une autre reine qu'il a voulu assassiner, c'est l'Angleterre. Les cris continuent dehors. LA REINE. Le balcon ! ouvrez le balcon ! Je veux prouver moi-même au peuple qu'il n'est pas coupable ! SIMON RENARD. Prouvez au peuple qu'il n'est pas italien. JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 129 LA REINE. Quand je pense que c'est un Simon Renard, une créature du cardinal de Granvelle, qui ose me parler ainsi ! Eh Lien, ouvrez cette porte ! ouvrez ce cachot ! Fabiano est là. Je veux le voir, je veux lui parler. SIMON RENARD, bas. Que faites-vous ? Dans son propre intérêt, il est inutile de faire savoir à tout le monde où il est. LE PEUPLE. Fabiani à mort ! Vive Elisabeth ! SIMON RENARD. Les voilà qui crient vive Elisabeth ! maintenant. LA REINE. Mon Dieu ! mon Dieu ! SIMON RENARD. Choisissez, madame : (il désigne d'une main la porte du cachot) — OU cette tête au peuple, (il désigne de l'autre main la couronne que porte la reine) — OU cette COUronnC à madame Elisabeth. LE PEUPLE. Mort ! mort ! Fabiani ! Elisabeth ! Une pierre vient casser ime vitre à côté de la reine. SIMON RENARD. Votre majesté se perd sans le sauver. La deuxième cour est forcée. Que veut la reine ? 5 130 MARIE TUDOR LA REINE. Vous êtes tous des lâches, et Clinton tout le premier ! Ah ! Clinton, je me souviendrai de cela, mon ami ! SIMON RENARD. Que veut la reine ? LA REINE. Oh ! être abandonnée de tous ! avoir tout dit sans rien obtenir ! qu'est-ce que c'est donc que ces gentilshommes-là ? Ce peuple est infâme ! Je voudrais le broyer sous mes pieds. Il y a donc des cas où une reine, ce n'est qu'une femme ! Vous me le payerez tous bien cher, messieurs ! SIMON RENARD. Que veut la reine ? LA REINE, accablée. Ce que vous voudrez. Faites ce que vous voudrez. Vous êtes un assassin ! (A part.) — Oh ! Fabiano ! SIMON RENARD. Clarence ! Jarretière ! à moi ! — Maître Éneas, ouvrez le grand balcon de la galerie. Le balcon du fond s'ouvre. Simon Renard y va, Clarence à sa droite, Jarretière à sa gauche. Immense rumeur au dehors. LE PEUPLE. Fabiani ! Fabiani ! JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 131 SIMON RENARD, au balcon, tourné vers le peuple. Au nom de la reine ! LES HÉRAUTS. Au nom de la reine ! Profond silence au dehors. SIMON RENARD. Manants, la reine vous fait savoir ceci. Aujour- d'hui, cette nuit même, une heure après le couvre- feu, Fabiano Fabiani, comte de Clanbrassil, couvert d'un voile noir de la tête aux pieds, bâillonné d'un bâillon de fer, une torche de cire jaune du poids de trois livres î la main, sera mené aux flambeaux de la Tour de Londres, par Charing-Cross, au Vieux-Marché de la Cité, pour y être publiquement marri et décapité, en réparation de ses crimes de haute trahison au premier chef et d'attentat régicide sur la persorme impériale de sa majesté. Un immense battement de mains éclate au dehors. LE PEUPLE. Vive la reine ! mort à Fabiani ! SIMON RENARD, continuant. Et, pour que personne dans cette ville de Londres n'en ignore, voici ce que la reine ordonne : — Pendant tout ce trajet que fera le condamné de la Tour de Londres au Vieux-Marché, la grosse cloche de la Tour tintera. Au moment de l'exécu- tion, trois coups de canon seront tirés : le premier, quand il montera sur l'échafaud ; le second, quand 132 :\IARIE TUDOR il se couchera sur le drap noir ; le troisième, quand sa tête tombera. (Applaudissements.) LE PEUPLE. Illuminez ! illuminez ! SIMON RENARD. Cette nuit, la Tour et la cité de Londres seront illuminé :s de flammes et flambeaux en signe de joie. J'ai dit. (Applaudissements.) Dieu garde la vieille charte d'Angleterre ! LES DEUX HÉRAUTS. Dieu garde la vieille charte d'Angleterre ! LE PEUPLE. Fabiani à mort ! Vive Marie ! vive la reine ! Le balcon se referme, Simon Renard vient à la reine. SIMON RENARD. Ce que je viens de faire ne me sera jamais par- donné par la princesse Elisabeth. LA REINE. Xi par la reine ]\iarie. — Laissez-moi, monsieur ! Elle congédie du geste tous les assistants. SIMON RENARD, bas, à maî'.re Éneas. Maître Éneas, veillez à l'exécution. JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 133 MAÎTRE ÉNEAS. Reposez- VOUS sur moi. Simon Renard sort. Au moment où maître Éneas va sortir, la reine court à lui, le saisit par le bras, et le ramène violemment sur le devant du théâtre. SCÈNE X LA REINE. MAÎTRE ÉNEAS. CRIS DU DEHORS. Mort à Fabiani ! Fabiani ! Fabiani ! LA REINE. Laquelle des deux têtes crois-tu qui vaille le mieux en ce moment, celle de Fabiani ou la tienne? iMAÎTRE ÉNEAS. Madame... LA REINE. Tu es un traître ! • MAÎTRE ÉNEAS. Madame... (A part.) Diable ! LA REINE. Pas d'explications. Je le jure par ma mère, Fabiano mort, tu mourras. MAÎTRE ÉNEAS. Mais, madame... 134 MARIE TUDOR LA REINE. Sauve Fabiano, tu te sauveras. Pas autrement. CRIS. Fabiani à mort ! Fabiani ! maître éneas. Sauver lord Clanbrassil ! ^lais le peuple est là. C'est impossible. Quel moyen ?... la reine. Cherche. maître éneas. Comment faire, mon Dieu ? LA reine. Fais comme pour toi. MAÎTRE ÉNEAS. Mais le peuple va rester en armes jusqu'après l'exécution. Pour l'apaiser, il faut qu'il y ait quelqu'un de décapité. LA reine. Qui tu voudras. MAÎTRE ÉNEAS. Qui je voudrai ? Attendez, madame !... — L'exé- cution se fera la nuit, aux flambeaux, le con- damné couvert d'un voile noir, bâillonné, le peuple tenu fort loin de l'échafaud par les piquiers. JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 135 comme toujours. Il suffit qu'il voie une tête tomber. La chose est possible. — Pourvu que le batelier soit encore là ! Je lui ai dit de ne pas se presser, (il va à la fenêtre d'où l'on voit la Tamise.) — Il y est encore ! mais il était temps, (il se penche à la lucarne, une torche à la main, en agitant son mouchoir, puis il se tourne vers la reine.) — C'est bien. — Je VOUS réponds de mylord Fabiani, madame. LA REINE, Sur ta tête ? MAÎTRE ÉNEAS. Sur ma tête ! DEUXIEME PARTIE Une espèce de salle à laquelle viennent aboutir deux escaliers, un qui monte, l'autre qui descend. L'entrée de chacun de ces deux escaliers occupe une partie du fond du théâtre. Celui qui monte se perd dans les frises ; celui qui descend se perd dans les dessous. On ne voit ni d'où partent ces escaliers, ni où ils vont. La salle est tendue de deuil d'une façon particulière : le mur de droite, le mur de gauche et le plafond, d'un drap noir coupé d'une grande croix blanche ; le fond, qui fait face au spectateur, d'un drap blanc avec une grande croix noire. Cette tenture noire et cette tenture blanche se prolongent, chacune de leur côté, à perte de vue, sous les deux escaliers. A droite et à gauche, un autel tendu de noir et de blanc, décoré comme pour des funérailles. Grands cierges. Pas de prêtres. Quelques rares lampes funèbres, pendues çà et là aux voûtes, éclairent faible- ment la salle et les escaliers. Ce qui éclaire réellement la salle, c'est le grand drap blanc du fond, à travers lequel passe une lumière rougeàtre comme s'il y avait derrière une immense fournaise flamboyante. La salle est pavée de dalles tumulaires. — Au lever du rideau, on voit se dessiner en noir sur ce drap transparent l'ombre immobile de la reine. 136 MARIE TUDOR SCÈNE PREMIÈRE JANE, JOSHUA. Ils entrent avec précaution en soulevant une des tentures noires par quelque petite porte pratiquée là. JANE. Où sommes-nous, Joshua ? JOSHUA. Sur le grand palier par où descendent les con- damnés qui vont au supplice. Cela a été tendu ainsi sous Henri VIII. JANE. Aucun moyen de sortir de la Tour ? JOSHUA. Le peuple garde toutes les issues. Il veut être sûr, cette fois, d'avoir son condamné. Personne ne pourra sortir avant l'exécution. JANE. La proclamation qu'on a faite du haut de ce balcon me résonne encore dans l'oreille. L'avez- vous entendue, quand nous étions en bas ? Tout ceci est horrible, Joshua ! JOSHUA. Ail ! j'en ai vu bien d'autres, moi ! JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 137 JANE. Pourvu que Gilbert ait réussi à s'évader ! Le croyez-vous sauvé, Joshua ? JOSHUA. Sauvé ! J'en suis sûr. JAXE. Vous en êtes sûr, bon Joshua ? JOSHUA. La Tour n'était pas investie du côté de l'eau. Et puis, quand il a dû partir, l'émeute n'était pas ce qu'elle a été depuis. C'était une belle émeute, savez-vous ! JANE. Vous êtes sûr qu'il est sauvé ? JOSHUA. Et qu'il vous attend, à cette heure, sous la première arche du pont de Londres, où vous le rejoindrez avant minuit. JANE. Mon Dieu ! il va être inquiet de son côté. Apercevant l'ombre de la reine. — Ciel ! qu'est-ce que c'est que cela, Joshua ? 138 MARIE TUDOR JOSHUA, bas, en lui prenant la main. Silence ! — c'est la lionne qui guette. Pendant que Jane considère cette silhouette noire avec terreur, on entend une voix éloignée, qui paraît venir d'en haut, prononcer lentement et distinctement ces paroles : LA VOIX. — Celui qui marche à ma suite, couvert de ce voile noir, c'est très haut et très puissant seigneur Fabiano Fabiani, comte de Clanbrassil, baron de Dinasmonddy, baron de Dartmouth en Devon- shire, lequel va être décapité au Marché de Londres pour crime de régicide et de haute trahison. — Dieu fasse miséricorde à son âme ! UNE AUTRE VOIX. Priez pour lui ! JANE, tremblante. Joshua ! entendez-vous ? JOSHUA. Oui. ]\Ioi, j'entends de ces choses-là tous les jours. Un cortège funèbre paraît au haut de l'escalier, sur les degrés duquel il se développe lentement à mesure qu'il descend. En tête, un homme vêtu de noir, portant une bannière blanche à croix noire. Puis maître Éneas Dulverton, en grand manteau noir, son bâton blanc de constable à la main. Puis un groupe de pertuisaniers vêtus de rouge. Puis le bourreau, sa hache sur l'épaule, le fer tourné vers celui qui le suit. Puis un homme entièrement couvert d'un grand voile noir qui traîne sur ses pieds. On ne voit de cet homme que son bras nu, qui passe par une ouverture faite au linceul, et qui porte une torche de cire jaune allumée. A côté de cet homme, un prêtre en costume du jour des Morts. JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 139 Puis un groupe de pertuisaniers en rouge. Puis im homme vêtu de blanc, portant une bannière noire à croix blanche. A droite et à gauche, deux ûles de hallebardiers portant des torches. JANE. ■ Joshua, voyez- vous ? JOSHUA. Oui. Je vois de ces choses-là tous les jours, moi. Au moment de déboucher sur le théâtre, le cortège s'arrête. MAÎTRE ÊNEAS. Celui qui marche à ma suite, couvert de ce voile noir, c'est très haut et très puissant seigneur Fabiano Fabiani, comte de Clanbrassil, baron de Dinasmonddy, baron de Dartmouth en Devon- shire, lequel va être décapité au Marché de Londres pour crime de régicide et de haute tra- hison. — Dieu fasse miséricorde à son âme ! LES DEUX PORTE-BANNIÈRE. Priez pour lui ! Le cortège traverse lentement le fond du théâtre. JANE. C'est une chose terrible que nous voyons là, Joshua. Cela me glace le sang. JOSHUA. Ce misérable Fabiani ! 140 MARIE TUDOR JANE. Paix, Joshua ! bien misérable, mais bien mal- heureux ! Le cortège arrive à l'autre escalier. Simon Renard, qui> depuis quelques instants, a paru à l'entrée de cet escalier et a tout observé, se range pour le laisser passer. Le cortège s'enfonce sous la voûte de l'escalier, où il dis'paraît peu à peu. Jane le suit des yeux avec terreur. SIMON RENARD, après que le cortège a disparu. Qu'est-ce que cela signifie? Est-ce bien là Fabiani? Je le croyais moins grand. Est-ce que maître Éneas ?,.. Il me semble que la reine l'a gardé auprès d'elle un instant. Voyons donc ! Il s'enfonce sous l'escalier, à la suite du cortège. VOIX, qui s'éloigne de plus en plus. Celui qui marche à ma suite, couvert de ce voile noir, c'est très haut et très puissant seigneur Fabiano Fabiani, comte de Clanbrassil, baron de Dinasmonddy, baron de Dartmouth en Devonshire, lequel va être décapité au Marché de Londres pour crime de régicide et de haute trahison, — Dieu fasse miséricorde à son â.ne ! AUTRES VOIX, presque indistinctes. Priez pour lui ! JOSHUA. La grosse cloche va annoncer tout à l'heure sa sortie de la Tour. Il vous sera peut-être possible maintenant de vous échapper. 11 faut que je tâche d'en trouver les moyens. Attendez-moi là ; je vais revenir. JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 141 JANE. " Vous me laissez, Joshua. Je vais avoir peur, seule ici, mon Dieu ! JOSHUA. Vous ne pourriez parcourir toute la Tour avec moi sans péril. Il faut que je vous fasse sortir de la Tour. Pensez que Gilbert vous attend. JANE. Gilbert ! tout pour Gilbert ! Allez ! (joshua sort.) — Oh! quel spectacle effrayant! quand je songe que cela eût été ainsi pour Gilbert ! (Elle s'agenouille sur les degrés de l'un des autels.) — Ch ! merci ! VOUS êtes bien le Dieu sauveur ! Vous avez sauvé Gilbert ! (Le drap du fond s'entr'ouvre. La reine paraît ; elle s'avance à pas lents vers le devant du théâtre, sans voir Jane, qui se détourne.) — Dieu ! la reine ! SCENE II JANE, LA REINE. Jane se colle av.ec effroi contre l'autel et attache sur la reine un regard de stupeur et d'épouvante. LA REINE. Elle se tient quelques instants en silence sur le devant du théâtre, l'œil fixe, pâle, comme absorbée dans une sombre rêverie. Enfin, elle pousse un profond soupir. Oh ! le peuple ! (Elle promène autour d'elle avec in- quiétude son regard, qui rencontre Jane.) — Quelqu'un là ! — C'est toi, jeune fille ! c'est vous, lady Jane ! Je vous fais peur. Allons, ne craignez rien. Le 142 MARIE TUDOR guichetier Éneas nous a trahies, vous savez ? Ne craignez donc rien ! Enfant, je te l'ai déjà dit, tu n'as rien à craindre de moi, toi. Ce qui faisait ta perte il y a un mois fait ton salut aujourd'hui. Tu aimes Fabiano. Il n'y a que toi et moi sous le ciel qui ayons le cœur fait ainsi, que toi et moi qui l'aimions. Nous sommes sœurs. JANE. Madame... LA REINE. Oui, toi et moi, deux femmes, voilà tout ce qu'il a pour lui, cet homme. Contre lui tout le reste ! toute une cité, tout un peuple, tout un monde ! Lutte inégale de l'amour contre la haine ! L'amour pour Fabiano, il est triste, épouvanté, éperdu ; il a ton front pâle, il a mes yeux en larmes, il se cache près d'un autel funèbre, il prie par ta bouche, il maudit par la mienne. La haine contre Fabiani, elle est fière, radieuse, triomphante, elle est armée et victorieuse, elle a la cour, elle a le peuple, elle a des masses d'hommes plein les rues, elle mâche à la fois des cris de mort et des cris de joie, elle est superbe, et hautaine, et toute- puissante, elle illumine toute une ville autour d'un échalaud ! L'amour, le voici, deux femmes vêtues de deuil dans un tombeau ! La haine, la voilà ! Elle tire violemment le drap blanc du fond, qui, en s'écartant, laisse voir un balcon, et, au delà de ce balcon, à perte de vue, dans une nuit noire, toute la ville de Londres splendidement illuminée. Ce qu'on voit de la Tour de Londres est illuminé également. Jane fixe des yeux étonnés sur tout ce spectacle éblouissant, dont la réverbération éclaire le théâtre. — Oh ! ville infâme ! ville révoltée ! ville maudite ! JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 143 ville monstrueuse qui trempe sa robe de fête dans le sang et qui tient la torche au bourreau ! Tu en as peur, Jane, n'est-ce pas ? Est-ce qu'il ne te semble pas comme à moi qu'elle nous nargue lâchement toutes deux, et qu'elle nous regarde avec ses cent mille prunelles flamboyantes, faibles femmes abandonnées que nous sommes, perdues et seules dans ce sépulcre ? Jane, l'entends-tu rire et hurler, l'horrible ville ? Oh ! l'Angleterre ! l'Angleterre à qui détruira Londres ! Oh ! que je voudrais pouvoir changer ces flambeaux en bran- dons, ces lumières en flammes, et cette ville illu- minée en une ville qui brûle ! Une immense rumeur éclate au dehors. Applaudisse- ments, cris confus : — Le voilà ! le voilà ! Fabiani à mort ! — On entend tinter la grosse cloche de la Tour de Londres. A ce bruit, la reine se met à rire d'un rire terrible. JANE. Grand Dieu ! voilà le malheureux qui sort... — Vous riez, madamxC ! LA REINE. Oui, je ris ! (Elle rit.) — Oui, et tu vas rire aussi ! — Mais d'abord il faut que je ferme cette tenture. Il me semble toujours que nous ne sommes pas seules, et que cette affreuse ville nous voit et nous entend. (Elle ferme le rideau blanc et revient à Jane.) — Maintenant qu'il est sorti, maintenant qu'il n'y a plus de danger, je puis te dire cela. Mais ris donc, rions toutes deux de cet exécrable peuple qui boit du sang. Oh ! c'est charmant ! Jane, tu trembles pour Fabiano ? sois tranquille, et ris avec moi, te dis-je ! Jane, l'homme qu'ils ont. 144 MARIE TUDOR l'homme qui va mourir, l'homme qu'ils prennent pour Fabiano, ce n'est pas Fabiano ! (Elle rit.) JAXE. Ce n'est pas Fabiano ? LA REINE. Non! JANE. Qui est-ce donc ? LA REIN^. C'est l'autre. JANE. Qui, l'autre ? LA REINE. Tu sais bien, tu le connais, cet ouvrier, cet homme... — D'ailleurs, qu'importe? JANE, tremblant de tout son corps. Gilbert ? LA REINE. Oui, Gilbert. C'est ce nom-là. JANE. Madame, oh ! non, madame ! oh ! dites que cela n'est pas, madame ? Gilbert ! ce serait trop hor- rible ! Il s'est évadé ! LA REINE. Il s'évadait quand on l'a saisi, en effet. On l'a mis à la place de Fabiano sous le voile noir. C'est JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 145 une exécution de nuit. Le peuple n'y verra rien. Sois tranquille. JAXE, avec un cri effrayant. Ah ! madame ! celui que j'aime, c'est Gilbert ! LA REINE. Quoi ? que dis-tu ? Perds-tu la raison ? Est-ce que tu me trompais aussi, toi ? Ah ! c'est ce Gilbert que tu aimes ! Eh bien, que m'importe ? JANE, brisée, aux pieds de la reine, sanglotant, se traînant sur les genoux, les mains jointes. La grosse cloche tinte pendant toute cette scène. Madame, par pitié ! madame, au nom du ciel ! madame, par votre couronne, par votre mère, par les anges ! Gilbert ! Gilbert ! cela me rend folle ! ^ladame, sauvez Gilbert ! Cet homme, c'est ma vie ; cet homme, c'est mon mari ; cet homme... je viens de vous dire qu'il a tout fait pour moi, qu'il m'a élevée, qu'il m'a adoptée, qu'il a rem- placé près de mon berceau mon père qui est mort pour votre mère. Madame, vous voyez bien que je ne suis qu'une pauvre misérable et qu'il ne faut pas être sévère pour m.oi. Ce que vous venez de me dire m^'a donné un coup si terrible, que je ne sais vraiment pas comment j'ai la force de vous parler. Je dis ce que je peux, voyez-vous. Mais il faut que vous fassiez suspendre l'exécution. Tout de suite. Suspendre l'exécution. Remettre la chose à demain. Le temps de se reconnaître, voilà tout. Ce peuple peut bien attendre à demain. Nous verrons ce que nous ferons. Non, ne secouez pas 146 MARIE TUDOR la tête. Pas de danger pour votre Fabiano. C'est moi que vous mettrez à la place. Sous le voile noir. La nuit. Qui le saura ? i\Iais sauvez Gilbert ! Qu'est-ce que cela vous fait, lui ou moi ? Enfin ! puisque je veux bien mourir, moi ! — Oh ! mon Dieu ! cette cloche, cette affreuse cloche ! Chacun des coups de cette cloche est un pas vers l'écha- faud. Chacun des coups de cette cloche frappe sur mon cœur. — Faites cela, madame, aj'ez pitié ! Pas de danger pour votre Fabiano. Laissez-moi baiser vos mains. Je vous aime, madame. Je ne vous l'ai pas encore dit, mais je vous aime bien. Vous êtes une grande reine. Vojez comme je baise vos belles mains. Oh ! un ordre pour sus- pendre l'exécution ! Il est encore temps. Je vous assure que c'est très possible. Ils vont lentement. Il y a loin de la Tour au Meux-Marché. L'homme du balcon a dit qu'on passerait par Charing-Cross. Il y a un chemin plus court. Un homme à cheval arriverait encore à temps. Au nom du ciel, madame, ayez pitié ! Enfin, mettez-vous à ma place, sup- posez que je sois la reine et vous la pauvre fille, vous pleureriez comme m.oi, et je ferais grâce. Faites grâce, madame ! Oh ! voilà ce que je craignais, que les larmes ne m'empêchassent de parler. Oh ! tout de suite. Suspendre l'exécution. Cela n'a pas d'inconvénient, madame. Pas de danger pour Fabiano, je vous jure. Est-ce que vraiment vous ne trouvez pas qu'il faut faire ce que je dis, madame ? LA REIN'E, attendrie et la relevant. Je le voudrais, malheureuse. Ah ! tu pleures, oui, comme je pleurais, ce que tu éprouves je viens JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 147 de l'éprouver, mes angoisses me font compatir aux tiennes. Tiens, tu vois que je pleure aussi. C'est bien malheureux, pau\Te enfant ! Sans doute, il semble bien qu'on aurait pu en prendre un autre, Tyrconnel, par exemple ; mais il est trop connu, il fallait un homme obscur. On n'avait que celui-là sous la main. Je t'explique cela pour que tu comprennes, vois-tu. Oh ! mon Dieu ! il y a de ces fatalités-là. On se trouve pris. On n'y peut rien. JANE. Oui, je vous écoute bien, madame. C'est comme moi, j'aurais encore plusieurs choses à vous dire. Mais je voudrais que l'ordre de suspendre l'exé- cution fût signé et l'homme parti. Ce sera une chose faite, voyez-vous. Nous parlerons mieux après. Oh ! cette cloche ! toujours cette cloche ! LA REINE. Ce que tu veux est impossible, lady Jane. JANE. Si, c'est possible. Un homme à cheval. Il y a un chemin très court. Par le quai. J'irais, moi. C'est possible. C'est facile. Vous voyez que je parle avec douceur. LA REINE. Mais le peuple ne voudrait pas. Mais il revien- drait tout massacrer dans la Tour. Et Fabiano y est encore. Mais comprends donc. Tu trembles, pauvre enfant ! moi, je suis comme toi, je tremble aussi. Mets-toi à ma place à ton tour. Enfin, je pourrais bien ne pas prendre la peine de t'expli- 148 MARIE TUDOR quer tout cela. Tu vois que je fais ce que je peux. Ne songe plus à ce Gilbert, Jane ! C'est fini. Résigne-toi ! JANE. Fini ! Non, ce n'est pas fini ! non ! tant que cette horrible cloche sonnera, ce ne sera pas fini ! ]\Ie résigner à la mort de Gilbert ! Est-ce que vous croyez que je laisserai mourir Gilbert ainsi ? Non, madame. Ah ! je perds mes peines ! Ah ! vous ne m'écoutez pas ! Eh bien, si la reine ne m'entend pas, le peuple m'entendra ! Ah ! ils sont bons, ceux-là, voyez-vous ! Le peuple est encore dans cette cour. Vous ferez de moi ensuite ce que vous voudrez. Je vais lui crier qu'on le trompe, et que c'est Gilbert, un ouvrier comme eux, et que ce n'est pas Fabiani. LA REINE. Arrête, misérable enfant ! (Elle lui saisit le bras et la regarde fixement d'un air formidable.) — Ah! tU le prends ainsi 1 Ah ! je suis bonne et douce, et je pleure avec toi, et voilà que tu deviens folle et furieuse ! Ah ! mon amour est aussi grand que le tien, et ma main est plus forte que la tienne. Tu ne bougeras pas. Ah ! ton amant ! Que m'im- porte ton amant ? Est-ce que toutes les filles d'Angleterre vont venir me demander compte de leurs amants, maintenant ? Pardieu ! je sauve le mien comme je peux et aux dépens de qui se trouve là. Veillez sur les vôtres ! JANE. Laissez -moi ! — Oh ! je vous maudis, méchante femme ! JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 149 LA REINE. Silence ! JAXE. Non, je ne me tairai pas ! Et voulez-vous que je vous dise une pensée que j'ai à présent? je ne crois pas que celui qui va mourir soit Gilbert. LA REINE. Que dis-tu ? JANE. Je ne sais pas. Mais je l'ai vu passer sous ce voile noir. Il me semble que si c'avait été Gilbert quelque chose aurait remué en moi, quelque chose se serait révolté, quelque chose se serait soulevé dans mon cœur et m'aurait crié : Gilbert ! c'est Gilbert ! Je n'ai rien senti, ce n'est pas Gilbert ! LA REINE. Que dis-tu là ? Ah ! mon Dieu ! Tu es insensée, ce que tu dis là est fou, et cependant cela m'épou- vante ! Ah ! tu viens de remuer une des plus secrètes inquiétudes de mon cœur. Pourquoi cette émeute m'a-t-elle empêché de surveiller tout moi- même ? Pourquoi m'en suis-je remise à d'autres qu'à moi du salut de Fabiano ? Éneas Dulverton est un traître. Simon Renard était peut-être là. Pour\ni que je n'aie pas été trahie une deuxième fois par les ennemis de Fabiano ! Pourvu que ce ne soit pas Fabiano en effet !... — Quelqu'un ! vite quelqu'un ! quelqu'un ! (Deux geôliers paraissent. — Au premier.) — Vous, courez. Voici mon anneau royal. Dites qu'on suspende l'exécution. Au Vieux- Marché ! au Vieux-]\Iarché ! Il y a un chemin plus court, disais-tu, Jane ? 150 MARIE TUDOR JAXE. Pai' le quai. LA REINE, au geôlier. Par le quai. Un cheval ! Cours vite ! (Le geôlier sort. — Au deuxième geôlier.) — VouS, allez SUF- le-champ à la tourelle d'Edouard le Confesseur. Il y a là les deux cachots des condamnés à mort. Dans l'un de ces cachots il y a un homme. Amenez- le-moi sur-le-champ. (Le geôier sort.) — Ah! je tremble ! m.es pieds se dérobent sous moi ; je n'aurais pas la force d'y aller moi-même. Ah ! tu me rends folle comme toi ! Ah ! misérable fille ! tu me rends malheureuse comme toi ! Je te maudis comme tu me maudis ! ]\Ion Dieu ! l'homme aura- t-il le temps d'arriver ? Quelle horrible anxiété \ Je ne vois plus rien. Tout est trouble dans mon esprit. Cette cloche, pour qui sonne-t-elle ? Est-ce pour Gilbert ? est-ce pour Fabiano ? JANE. La cloche s'arrête. LA REINE. C'est que le cortège est sur la place d'exécution. L'homme n'aura pas eu le temps d'arriver. On entend un coup de canon éloigné. JANE. Ciel! LA REINE. Il monte sur l'échafaud. Deuxième coup de canon. — Il s'agenouille. JOURNÉE III — LEQUEL DES DEUX ? 151 JANE. C'est horrible ! Troisième coup de canon. TOUTES DEUX. Ah! LA REINE. Il n'y en a plus qu'un de vivant. Dans un instant nous saurons lequel. Mon Dieu, celui qui va entrer, faites que ce soit Fabiano ! JANE. Mon Dieu, faites que ce soit Gilbert ! Le rideau du fond s'ouvtc. Simon Renard paraît, tenant Gilbert par la main. Gilbert ! — (ils se précipitent dans les bras l'un de l'autre.) LA REINE. Et Fabiano ? SIMON RENARD. Mort. LA REINE. Mort ?... Mort l Qui a osé ?... SIMON RENARD. Moi. J'ai sauvé la reine et l'Angleterre. 152 MARIE TUDOR NOTE L'auteur croit devoir prévenir MM. les directeurs des théâtres de province que Fabiani ne chante que deux couplets au premier acte, et un seulement au second. Pour tous les détails de rûise en scène, ils feront bien de se rapprocher le plus possible du théâtre de la Porte-Saint-i*lartin, où la pièce a été montée avec un soin et lui goût extrêmes. Quant à la manière dont la pièce est jouée par les acteurs du théâtre de la Porte-Saint-Martin, l'auteur est heureux de joindre ici ses applaudissements à ceux du public tout entier. Voici la seconde fois dans la même année qu'il met à épreuve le zèle et l'intelligence de cette troupe excellente. Il la félicite et il la remercie. M. Lockroy, qui avait été tout à la fois si spirituel, si redou- table et si fin dans le don Alphonse de Lucrèce Borgia, a prouvé dans Gilbert une rare et merveilleuse souplesse de talent. Il est, selon le besoin du rôle, amoureux et terrible, calme et violent, caressant et jaloux ; un ouvrier devant la reine, un artiste aux pieds de Jane. Son jeu, si délicat dans ses nuances et si bien proportionné dans ses effets, allie la tendresse mélanco- lique de Roméo à la gravité sombre d'Othe.lo. Mademoiselle Juliette, quoique atteinte à la première repré- sentation d'une indisposition si grave qu'elle n'a pu continuer de iouer le rôie de Jane ks jours suivants, a mo.itré dans ce rôle un talent plein d'avenir, un talent souple, grac-eux, vrai, tout à la tjis pathétique et charmant, intelligent et naïf. L'auteur croit devoir lui exprimer ici sa reconnaissance, ainsi qu'à made- moiselle Ida, qui l'a remplacée, et qui a déployé dans Jane des qualités remarquables d'énergie et de vivacité. Quant à mademoiselle Georges, il n'en faudrait d re qu'un mot ; sublime. Le public a retrouvé dans Marie la grande comé- dienne et la grande tragédienne de Lucrèce. Depuis le sourire exquis par lequel elle ouvtc le '^econd acte, jusqu'au cri déchi- NOTE DE L'ÉDITION ORIGINALE 153 rant par lequel elle clôt la pièce, il n'y a pas une des nuances de son talent qu'elle ne mette admirablement en lumière dans tout le cours de son rôle. Elle crée dans la création même du poète quelque chose qui étonne et qui ravit l'auteur lui-même. Elle caresse, elle effraye, elle attendrit ; et c'est un miracle de son talent que la même femme qui vient de vous faire tant frémir vous fasse tant pleurer. 154 MARIE TUDOR ÉDITION DE 1837 NOTE I Afin que les lecteurs puissent se rendre compte, une fois pour toutes, du plus ou moins de certitude historique contenue dans les ou\Tages de l'auteur, ainsi que de la quantité et de la qualité des recherches faites par lui pour chacun de ses drames, il croit devoir imprimer ici, comme spécimen, la liste des li%Tes et des documents qu'il a consultés avant d'écrire Marie Tudor. Il pourrait publier un catalogue semblable pour chacune de ses autres pièces. HisTORiA ET Annales Henrici VIT, par Franc. Baronum. Hekrici VIII, Eduardi VI et ^Iari.^, par Franc. Godwin. — Lond., 1676. Id. auct., par Morganum Godwin. — Londres, 1630. Traduit en français par le sieur de Loigny. — Paris, 1647. In-4°. Annales ou Choses mémorables sous Henri VIII, Edouard VI et M.a.rie, traduites d"un auteur anonyme par le sieur de Loigny. — Paris, Rocolet, 1647. Histoire du divorce de Henri VIII et de Catherine d'Aragon, par Joachim Legrand. — Paris, 1688. 3 vol. in-12. In-4°. Conclusiones Rom^ agitât^ in consistorio coram Clémente VII, in causa matrimoniali inter Henricum VIII ET Catharinam, etc. In-4°. Histoire de la Réformation, par Burnet, deuxième partie, sous Edouard VI, Marie et Elisabeth. — Traduit de Burnet, par Rosemond. In-4°. Diverses pièces pour l'histoire d'Angleterre sous Henri VIII, Edouard VI et Marie. — En anglais, en un paquet. NOTES DE L'ÉDITION DE 1837 155 In-8*. Histoire du schisme d'Angleterre, de Sandarus, traduite en français, imprimée en 1587. In-S". Opuscula varia de rébus anglicis, tempore Hen- Rici VIII, Eduardi VI ET Mari^ REGINE. Uno fasciculo. In-folio. El ViAGE de don Felipe II, desde Espana, etc., por Juan Christoval Calvete de Estrella. — Anvers, 1552. In-folio. HiSTORiA DE Felipe II, por Luis Cabrera de Cordova. — Madrid, 1619. In-4''. Relacionts DE Antonio Ferez, secretario de EsTADO DE Felipe II, en sus cartas espanolas y latinas. — Paris, 1624. In-8". DiCHOS Y Hechos de Felipe II, por Baltazar Parreno. — Séville, 1639. Le Livre d'Antoine Perez, secrétaire d'état de Philippe II. Vue sur les monnaies d'Angleterre, depuis les premiers temps jusqu'à présent, avec figures. Snelling. i vol. in-folio. The History of the reigns of Edward VI, Mary and Elizabeth, by Shawn Turner. London, Longman, 1829. i vol. in-4°. Éclaircissements de la biographie et des mœurs de l'Angleterre sous Henri VIII, Edouard VI, Marie, Elisabeth et Jacques 1^', extraits des papiers originaux trouvés dans les manuscrits des nobles familles Howard, Talbot et Cecil, par Edmund Lodge, esq. Londres, G. Nicol, 1791, 3 vol. in-4°, ornés de portraits. Rerum anglicarum, Henrico VIII, Eduardo VI ET Maria REGNANTiBus, ANNALES. Londini, Jean Billins, 1628. i vol. in-4°. Histoire succincte de la succession de la couronne d'Angleterre, depuis le commencement jusqu'à présent. Tra- duit de l'anglais. 1714. In-12. The Baronetage of England, by Anth. CoUins. Lond., Taylor, 1720. État de la Grande-Bretagne, listes de tous les offices de la couronne, par Jean Chamberla>Tie, deux parties. Lond., Midwinker, 1737. i vol. in-8°. 156 MARIE TUDOR Succession des colonels anglais, depuis l'origine jusqu'à présent, et liste des vaisseaux. Lond., J. Millan, 1742. Histoire du parlement d'Angleterre, par l'abbé Raynal. Londres, 1748. In-12. — Édit. 1751, meilleure. 2 vol. in-8°. Panégyrique de Marie, reine d'Angleterre, par Abbadie. Genève, 1695. Lettre de M. Burnet A M. Thévenot, contenant une courte critique de l'histoire du divorce de Henri VIII, écrite par M. Legrand. Nouv. édit. Paris, veuve Edme Martin, 1688. I vol. in-12. Collections historiques de plusieurs graves écrivains pro- testants concernant le changement de religion et l'étrange confusion qui s'ensuivit sous Henri VIII, Edouard VI, Marie et Elisabeth. Lond., N. Hiles, 1686. i vol. in-12. Critique du neuviè.me livre de Varill.^s, sur la révolution . religieuse d'Angleterre, par Burnet. Traduit en français. Ams- terdam, N. Savouret, 1686. Peerage of England, par M. Kimber. Londres, 1769. I vol. in-12. The English Baronetage. Londres, Th. Wootton, 1741, 5 vol. in-8°. Nouveaux Écl.-mrcissements sur Marie, fille de Henri VIII, adressés à M. David Hume. Paris, Delatour, 1766. In-12. {Par le P. Griffet.) Histoire du schisme d'Angleterre de Sanders, traduite par Maucroix. Lyon, 1685. 2 vol. in-12. Tome deu.x du Schisme, ou les vies des cardinaux Polus et Campege, par Maucroix. Lyon, 1685. In-12. Histoire du divorce de Henri VIII et de Catherine d'Aragon, par l'abbé Legrand. Amsterdam, 1763. In-12. Consulter le recueil exact et complet des dépêches de M. de Noailles, ambassadeur de France en Angleterre sous Edouard VI et une partie du règne de Marie. NOTES DE L'ÉDITION DE 1837 ^57 NOTE II PREMIÈRE JOURNÉE, SCÈNE I Les bûchers sont toujours braise et jamais cendre, etc. Sous le règne si court de Marie, de 1553 à 1558, furent déca- pités : le duc de Northumberland, lady Jane Grey, reine dix- huit jours, son mari, le duc de Suffolk, Thomas Gray, Thomas Stafford, Stucklay, Bradford, etc. ; furent pendus : Thomas Wyat et cinquante de ses complices, Bret et ses complices, William Fetherston, se disant Edouard VI, Anthony Kingston et ses complices (pour pilleries), Charles, baron de Sturton (avec mie corde de soie), et quatre de ses valets avec lui (accusés d'assassinat), etc. ; furent brûlés vifs : les évêques John Hooper, de Glocester, Robert Ferrar, de Saint-David, Ridley, Latimer (Cranmer assiste à leiu- supplice de sa prison), Cranmer, arche- vêque de Cantorbéry, qui brûla d'abord sa main droite rené- gate, les docteurs Rowland Taylor, Laurence Saunders, John Rogers, prébendier théologal et prédicateur ordinaire de Saint- Paul de Londres (celui-ci laissait une femme et dix enfants), John Bradford, en 1556 quatrevingt - quatre sectaires, etc., etc. De là ce surnom presque grandiose à force d'horreur, Marie la Sanglante. NOTE III PREMIÈRE JOURNÉE, SCÈNE II On pendait ceux qui étaient pour, mais on brûlait ceux qui étaient contre. Suspenâuntur papista, comburuntur antipapisia. NOTE IV DEUXIÈME JOURNÉE, SCÈNE VII Italien, cela veut dire fourbe I Napolitain, cela veut dire lâche t etc. Si d'honorables susceptibilités nationales n'avaient été éveillées par ce passage, l'auteur croirait inutile de faire remarquer ici 158 MARIE TUDOR que c'est la reine qui parle, et non le poète. Injure de femme en colère, et non opinion d'écrivain. L'auteur n'est pas de ceux qui jettent l'anathème sur une nation prise en masse, ei d'ail- leurs ses sympathies de poète, de philosophe et d'historien, l'ont de tout temps fait pencher vers cette Italie si illustre et si malheureuse. 11 s'est toujours plu à prédire dans sa pensée un grand avenir à ce noble groupe de nations qui a eu un si grand passé. Avant peu, espé ons-le, l'Italie recommencera à rayonner. L'Italie est une terre de grandes choses, de grandes idées, de grands hommes, niagtia parens. L'Italie a Rome, qui a eu le monde. L'Italie a Dante, Raphaël et Michel-.Ange, et partage avec nous Napoléon. NOTE V DEUXIÈME JOURNÉE, SCÈNE VIII Il y a eu le complot de Thomas Wyat, etc. Avec ses quatre mille révoltés, Wyat fit un moment chanceler Marie, appuyée sur Londres. II fut détait, pris et pendu, pour avoir perdu du temps à raccommoder un affût de canon. LA ESMERALDA REPRESENTE POUR LA PREMIERE FOIS SUR LE THÉÂTRE DE L'aCADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE LE 14 NOVEMBRE 1836 DIRECTION DE M, L. VERON Si par hasard quelqu'un se souvenait d'un roman en écoutant un opéra, l'auteur croit devoir pré- venir le public que, pour faire entrer dans la per- spective particulière d'une scène lyrique quelque chose du drame qui sert de base au livre intitulé Notre-Dame de Paris, il a fallu en modifier diverse- ment tantôt l'action, tantôt les caractères. Le caractère de Phœbus de Châteaupers, par exemple, est un de ceux qui ont dû être altérés ; un autre dénouement a été nécessaire, etc. Au reste, quoique, même en écrivant cet opuscule, l'auteur se soit écarté le moins possible, et seulement quand la musique l'a exigé, de certaines conditions con- sciencieuses indispensables, selon lui, à toute œuvTe, petite ou grande, il n'entend offrir ici aux lecteurs, ou pour mieux dire aux auditeurs, qu'un canevas d'opéra plus ou moins bien disposé pour que rœu\Te musicale s'y superpose heureusement, qu'un lihretto pur et simple dont la publication s'explique par un usage impérieux. Il ne peut voir dans ceci qu'une .trame telle quelle qui ne demande pas mieux que de se dérober sous cette riche et éblouis- sante broderie qu'on appelle la musique. L'auteur suppose donc, si par aventure on s'occupe de ce libretto, qu'un opuscule aussi spécial ne saurait en aucun cas être jugé en lui- même et abstraction faite des nécessités musicales que le poëte a dû subir, et qui, à l'Opéra, ont 6 i62 PRÉFACE toujours droit de prévaloir. Du reste, il prie in- stamment le lecteur de ne voir dans les lignes qu'il écrit ici que ce qu'elles contiennent, c'est-à-dire sa pensée personnelle sur ce libretto en particulier, et non un dédain injuste et de mauvais goût pour cette espèce de poèmes en général et pour l'établisse- ment magnifique où ils sont représentés. Lui qui n'est rien, il rappellerait au besoin à ceux qui sont le plus haut placés que nul n'a droit de dédaigner, fût-ce au point de vue littéraire, une scène comme celle-ci. A ne compter même que les poètes, ce royal théâtre a reçu dans l'occasion d'illustres visites, ne l'oublions pas. En 1671, on représenta avec toute la pompe de la scène lyrique une tragédie-ballet intitulée : Psyché. Le libretto de cet opéra avait deux auteurs : l'un s'appelait Poquelin de Molière, l'autre Pierre Corneille. 14 novembre 1836. LA ESMERALDA LI'B'RETrO PERSONNAGES acteurs LA ESMERALDA M"e Falcon. PHŒBUS DE CHÂTEAUPERS MM. Nourrit. CLAUDE FROLLO Levasseur. QUASIMODO Massol. FLEUR-DE-LYS M'"es j^wureck. DAME ALOÏSE DE GONDELAURIER. MoriGosselin. DIANE LOROTTE. BÉRANGÈRE Laurent. LE VICOMTE DE GIF MM. Alexis Dupont. M. DE CHEVREUSE Ferd. Prévost. M. DE MORLAIX Serda. CLOPIN TROUILLEFOU Wartel. Le Crieur public Hens. Peuple, Truands, Archers, etc. Paris. — 1482. LA ESMERALDA ACTE PREMIER La Cour des Miracles. — Il est nuit. Foule de truands. Danses bruyantes. r\Iendiants et mendiantes dans leurs diverses atti- tudes de métier. Le roi de Thune sur son tonneau. Feux, torches, flambeaux. Cercle de hideuses maisons dans l'ombre. SCÈNE PREMIÈRE CLAUDE FROLLO, CLOPIN TROUILLEFOU, puis LA ESMERALDA, puis QUASIMODO, — Les truands. CHŒUR DES TRUANDS. Vive Clopin, roi de Thune ! Vivent les gueux de Paris ! Faisons nos coups à la brune, Heure où tous les chats sont gris. Dansons ! narguons pape et bulle, Et raillons-nous dans nos peaux, Qu'avril mouille ou que juin brûle La plume de nos chapeaux ! i66 LA ESMERALDA Sachons flairer dans l'espace L'estoc de l'archer vengeur, Ou le sac d'argent qui passe Sur le dos du voyageur ! Nous irons au clair de lune Danser avec les esprits... — Vive Clopin, roi de Thune ! Vivent les gueux de Paris ! CLAUDE FROLLO, à part, derrière ua pilier, dans un coin du théâtre. Il est enveloppé d'un grand manteau qui cache son habit de prêtre. Au milieu de la ronde infâme, Qu'importe le soupir d'une âme ? Je souffre ! oh ! jamais plus de flamme Au sein d'un volcan ne gronda. Entre la Esmeralda en dansant. CHŒUR. La voilà ! la voilà ! c'est elle ! Esmeralda ! CLAUDE FROLLO, à part. C'est elle ! oh ! oui, c'est elle ! Pourquoi, sort rigoureux, L'as-tu faite si belle. Et moi si malheureux ? Elle arrive au milieu du théâtre. Les truands font cercle avec admiration autour d'elle. Elle danse. LA ESMERALDA. Je suis l'orpheline, Fille des douleurs, ' ACTE I 167 Qui sur vous s'incline En jetant des fleurs ; Mon joyeux délire Bien souvent soupire ; Je montre un sourire, Je cache des pleurs. Je danse, humble fille. Au bord du ruisseau ; ila chanson babille Comme un jeune oiseau ; Je suis la colombe Qu'on blesse et qui tombe. La nuit de la tombe Couvre mon berceau. CHŒUR. Danse, jeune fille ! Tu nous rends plus doux. Prends-nous pour famille. Et joue avec nous. Comme l'hirondelle A la mer se mêle, Agaçant de l'aile Le flot en courroux. C'est la jeune fille, L'enfant du malheur ! Quand son regard brille, x\dieu la douleur ! Son chant nous rassemble ; De loin elle semble L'abeille qui tremble Au bout d'une fleur. i68 LA ESMERALDA Danse, jeune fille ! Tu nous rends plus doux. Prends-nous pour famille. Et joue avec nous ! CLAUDE FROLLO, à part. Frémis, jeune fille ; Le prêtre est jaloux ! Claude veut se rapprocher de la Esmeralda, qui se détourne de lui avec une sorte d'effroi. — Entre la procession du pape des fous. Torches, lanternes et musique. On porte au milieu du cortège, sur un bran- card couvert de chandelles, Quasimodo, chape et mitre. CHŒUR. Saluez, clercs de basoche ! Hubins, coquillards, cagoux. Saluez tous ! il approche. Voici le pape des fous ! CLAUDE FROLLO, apercevant Quasimodo, s'élance vers lui avec un geste de colère. Quasimodo ! quel rôle étrange ! O profanation ! Ici, Quasimodo ! QUASIMODO. Grand Dieu ! qu'entends-je ? CLAUDE FROLLO. Ici, te dis-je ! ACTE I 169 QUASIMODO, se jetant ea bas de la litière. Me voici ! CLAUDE FROLLO. Sois anathème ! QUASIMODO. Dieu ! c'est lui-même ! CLAUDE FROLLO. Audace extrême ! QUASIMODO. Instant d'effroi ! CLAUDE FROLLO. A genoux, traître ! QUASIMODO. Pardonnez, maître ! dLAUDE FROLLO. Non, je suis prêtre ! QUASIMODO. Pardonnez-moi ! Claude Frollo arrache les ornements pontificaux de Quasimodo et les foule aux pieds. Les truandi, sur lesquels Claude jette des regards irrités, commencent à murmurer et se forment en groupes menaçants autour de lui. 170 LA ESMERALDA ENSEMBLE. LES TRUANDS. Il nous menace, O compagnons ! Dans cette place Où nous régnons ! OUASLMODO. Que veut l'audace De ces larrons ? On le menace, Mais nous verrons ! CLAUDE FROLLO. Impure race ! Juifs et larrons ! On me menace, Mais nous verrons ! La colère des truands éclate. LES TRUANDS. Arrête ! arrête ! arrête î Meure le trouble-fête ! Il paiera de sa tête ! En vain il se débat ! QUASIMODO. Qu'on respecte sa tête ! Et que chacun s'arrête, Ou je change la fête En un sanglant combat ! ACTE I 171 CLAUDE FROLLO. Ce n'est point pour sa tête Que FroUo s'inquiète. Il met la main sur sa poitrine. C'est là qu'est la tempête, C'est là qu'est le combat ! Au moment où la fureur des truands est au comble, Clopin Trouillefou paraît au fond du théâtre. CLOPIN. Oui donc ose attaquer, dans ce repaire infâme, L'archidiacre mon seigneur. Et Quasimodo le sonneur De Notre-Dame ? LES TRUANDS, s'arrétant. C'est Clopin, notre roi ! CLOPIN. Manants, retirez-vous ! ■ LES TRUANDS. Il faut obéir ! CLOPIN. Laissez-nous. Les truands se retirent dans les masures. La Cour des Miracles reste déserte. Clopin s'approche mystérieuse- ment de Claude. ^ 172 LA ESMERALDA SCÈNE II CLAUDE FROLLO, QUASDIODO, CLOPIN TROUILLEFOU. CLOPIX. Quel motif vous avait jeté dans cette orgie ? Avez-vous, monseigneur, quelque ordre à m.e donner? Vous êtes mon maître en magie. Parlez ; je ferai tout. CLAUDE. (Il saisit vivement Clopin par le bras et l'attire sur le devant du théâtre.) Je viens tout terminer. Écoute. CLOPIN. Monseigneur ? CLAUDE FROLLO. Plus que jamais je l'aime ! D'amour et de douleur tu me vois palpitant. Il me la faut cette nuit même. CLOPIN. Vous l'allez voir ici passer dans un instant ; C'est le chemin de sa demeure. CLAUDE FROLLO, à part. Oh ! l'enter me saisit ! Haut. Bientôt, dis-tu ? ACTE I 173 CLOPIN. Sur l'heure, Seule ? Seule. CLAUDE FROLLO. CLOPIN. CLAUDE FROLLO. Il suffit. CLOPIN. Attendrez-vous ? CLAUDE FROLLO. J 'attend. Que je l'obtienne ou que je meure ! CLOPIN. Puis-je vous servir ? CLAUDE FROLLO. Non. Il fait signe à Clopin de s'éloigner, après lui avoir jeté sa bourse. Resté seul avec Quasimodo, il l'amène sur le devant du théâtre. Viens, j'ai besoin de toi. QUASIMODO. C'est bien. CLAUDE FROLLO. Pour une chose impie, affreuse, extrême, QUASIMODO. Vous êtes mon seigneur. 174 LA ESMERALDA CLAUDE FROLLO. Les fers, la mort, la loi, Nous bravons tout. QUASIMODO. Comptez sur moi. CLAUDE FROLLO, impétueusement. J'enlève la fille bohème ! QUASIMODO. Maître, prenez mon sang — sans me dire pourquoi. Sur un signe de Claude Frollo, il se retire vers le fond du théâtre et laisse son maître sur le devant de la scène. CLAUDE FROLLO. O ciel ! avoir donné ma pensée aux abîmes, Avoir de la magie essayé tous les crimes, Être tombé plus bas que l'enfer ne descend. Prêtre, à minuit, dans l'ombre épier une femme, Et songer, dans l'état où se trouve mon âme. Que Dieu me regarde à présent ! Eh bien, oui ! qu'importe ! Le destin m'emporte. Sa main est trop forte, Je cède à sa loi ! Mon sort recommence ! Le prêtre en démence N'a plus d'espérance Et n'a plus d'effroi ! Démon qui m'enivres, Qu'évoquent mes livres. ACTE I 175 Si tu me la livres. Je me livre à toi ! Reçois sous ton aile Le prêtre infidèle ! L'enfer avec elle, C'est mon ciel, à moi ! Viens donc, ô jerme femme ! C'est moi qui te réclame ! Viens, prends-moi sans retour ! Puisqu'un Dieu, puisqu'un maître. Dont le regard pénètre Notre cœur nuit et jour, Exige en son caprice gue le prêtre choisisse u ciel ou de l'amour ! QUASIMODO, revenant. Maître, l'instant s'approche. CLAUDE FROLLO. Oui, l'heure est solennelle; Mon sort se décide, tais-toi. CLAUDE FROLLO ET QUASLMODO. La nuit est sombre, J'entends des pas ; Quelqu'un dans l'ombre Ne vient -il pas ? Ils vont écouter au fond du théâtre. 176 LA ESMERALDA ENSEMBLE. LE GUET, passant derrière les maisons. Paix et vigilance ! Ouvrons, loin du bruit. L'oreille au silence Et l'œil à la nuit. CLAUDE ET QUASIMODO. Dans l'ombre on s'avance ; Quelqu'un vient sans bruit. Oui, faisons silence ; C'est le guet de nuit i Le chant s'éloigne. QUASIMODO. Le guet s'en va. CLAUDE FROLLO. Notre crainte le suit. Claude Frollo et Quasimodo regardent avec anxiété vers la rue par laquelle doit venir Esmeralda. ENSEMBLE. QUASIMODO. L'amour conseille. L'espoir rend lort Celui qui veille Lorsque tout dort. ACTE I 177 Je la devine. Je l'entrevoi ; Fille divine, Viens sans effroi ! CLAUDE FROLLO. L'amour conseille. L'espoir rend fort Celui qui veille Lorsque tout dort. Je la devine. Je l'entrevoi ; Fille divine, Elle est à moi ! Entre la Esmeralda. Ils se jettent sur elle, et veulent l'en- traîner. Elle se débat. LA ESMERALDA. Au secours ! au secours ! à moi ! CLAUDE FROLLO ET QUASLMODO. Tais-toi, jeune fille ! tais-toi ! SCENE III LA ESMERALDA, QUASBIODO, PHŒBUS DE CHÂTEAUPERS, les archers du guet. PHŒBUS DE CHÂTEAUPERS, entrant à la tête d'un gros d'archers. De par le roi ! Dans le tumulte, Claude s'échappe. Les archers saisissent Quasimodo. 178 LA ESMERALDA PHŒBUS, aux archers, montrant Quasimodo. Arrêtez-le ! serrez ferme ! Qu'il soit seigneur ou valet ! Nous allons, pour qu'on l'enferme, Le conduire au Châtelet ! Les archers emmènent Quasimodo au fond. La Esmeralda, remise de sa frayeur, s'approche de Phcebus avec une curiosité mêlée d'admiration, et l'attire doucement sur le devant de la scène. LA ESMERALDA, à Phœbus. Daignez me dire Votre nom, sire ! Je le requiers ! PHŒBUS. Phœbus, ma fille. De la famille De Châteaupers. LA ESMERALDA. Capitaine ? PHŒBUS. Oui, ma reine. LA ESMERALDA. Reine ? oh ! non. PHŒBUS. Grâce extrême ! ACTE I 179 LA ESMERALDA. Phœbus, j'aime Votre nom ! PHŒBUS. Sior mon âme, J'ai, madame, Une lame De renom ! ENSEMBLE. LA ESMERALDA, à Phœbus. Un beau capitaine, Un bel officier, A mine hautaine, A corset d'acier. Souvent, mon beau sire, Prend nos pauvres cœurs, Et ne fait que rire De nos yeux en pleurs. PHŒBUS, à part. Pour un capitaine, Pour un officier, L'amour peut à peine Vivre un jour entier. Tout soldat désire Cueillir toute fleur. Plaisir sans martyre. Amour sans douleur ! i8o LA ESMERALDA A la Esmeralda. Un esprit Radieux Me sourit Dans tes yeux. LA ESMERALDA. Un beau capitaine, Un bel officier, A mine hautaine, A corset d'acier, Quand aux yeux il brille. Fait longtemps penser Toute pauvre fille Qui l'a vu passer ! PHŒBUS, à part. Pour un capitaine, Pour un officier. L'amour peut à peine Vivre un jour entier. C'est l'éclair qui brille. Il faut courtiser Toute belle fille Que l'on voit passer. LA ESMERALDA. (Elle se pose devant le capitaine et l'admire.) Seigneur Phœbus, que je vous voie Et que je vous admire encor ! Oh ! la belle écharpe de soie, La belle écharpe à franges d'or ! Phœbus détache son écharpe et la lui offre. ACTE I i8i PHŒBUS. Vous plaît -elle ? La Esmeralda prend l'écharpe et s'en pare. LA ESMERALDA. Qu'elle est belle ! PHŒBUS. Un moment ! Il s'approche d'elle et cherche à l'embrasser. LA ESMERALDA, reculant. Non ! de grâce ! PHŒBUS, qui insiste. Qu'on m'embrasse ! LA ESMERALDA, reculant toujours. Non, vraiment ! PHŒBUS, riant. Une belle Si rebelle, Si cruelle ! C'est charmant. LA ESMERALDA. Non, beau capitaine, Je dois refuser. i82 LA ESMERALDA Sais-je où l'on m'entraîne Avec un baiser ? 1 PHŒBUS. Je suis capitaine, Je veux un baiser. Ma belle africaine, Pourquoi refuser ? Donne un baiser, donne, ou je vais le prendre. LA ESMERALDA. Non, laissez-moi ; je ne veux rien entendre. PHŒBUS. Un seul' baiser ! ce n'est rien, sur ma foi ! LA ESMERALDA, Rien pour vous, sire, hélas ! et tout pour moi ! PHŒBUS. Regarde-moi ; tu verras si je t'aime ! LA ESMERALDA. Je ne veux pas regarder en moi-même. PHŒBUS. L'amour, ce soir, veut entrer dans ton cœur. ACTE I 183 LA ESMERALDA. L'amour, ce soir, et demain le m.alheur ! Elle glisse de ses bras et s'enfuit. Phœbus, désappoiaté, se retourne vers Quasimodo, que les gardes tiennent lié au fond du théâtre. PHŒBUS. Elle m'échappe, elle résiste. Belle aventure en vérité ! Des deux oiseaux de nuit je garde le plus triste ; Le rossignol s'en va, le hibou m'est resté. 11 se remet à la tête de sa troupe, et sort emmenant Quasimodo. CHŒUR DE LA RONDE DU GUET. Paix et vigilance ! Ouvrons, loin du bruit, L'oreille au silence Et l'oeil à la nuit ! Ils s'éloignent peu à peu et disparaissent. i84 LA ESMERALDA ACTE DEUXIEME SCÈNE PREMIÈRE La place de Grève. Le pilori. Quasimodo au pilori. Le peuple sur la place. CHŒUR. — Il enlevait une fille ! — Comment ! vraiment ? — Vous voyez comme on l'étrille En ce moment ! — Entendez-vous, mes commères ? Quasimodo S'en ^^ent chasser sur les terres De Cupide ! UNE FEMME DU PEUPLE. Il passera dans ma rue Au retour du pilori, Et c'est Pierrat Torterue Qui va nous faire le cri. LE CRIEUR. De par le roi, que Dieu garde ! L'homme qu'ici l'on regarde Sera mis, sous bonne garde, Pour une heure au pilori ! ACTE II 185 CHŒUR. A bas ! à bas ! Le bossu ! le sourd ! le borgne ! Ce Barabbas ! Je crois, rnortdieu ! qu'il nous lorgne. A bas le sorcier ! Il grimace, il rue ! Il fait aboyer Les chiens dans la rue. ■ — Corrigez bien ce bandit ! — Doublez le fouet et l'amende 1 QUASIMODO. A boire ! CHŒUR. Qu'on le pende ! QUASIMODO. A boire ! CHŒUR. Sois maudit ! Depuis quelques instants la Esmeralda s'est mêlée à la foule. Elle a observé Quasimodo av'ec surprise d'abord, puis avec pitié. Tout à coup, au milieu des cris du peuple, elle monte au pilori, détache une petite gourde de sa ceinture, et donne à boire à Quasimodo. CHŒUR. Que fais-tu, belle fille ? Laisse Quasimodo ! i86 LA ESMERALDA A Belzébuth qui grille On ne donne pas d'eau ! Elle descend du pilori. Les archers détachent et emmènent Quasimodo. CHŒUR. — Il enlevait une femme ! — Qui ? ce butor ? — Mais c'est affreux ! c'est infâme ! — C'est un peu fort ! — Entendez-vous, mes commères ? Quasimodo Osait chasser sur les terres De Cupido ! SCÈNE II Une salle magnifique où se font des préparatifs de fête. PHŒBUS, FLEUR-DE-LYS. MADAME ALOÏSE DE GONDELAURIER. MADAME ALOÏSE. Phœbus, mon futur gendre, écoutez, je vous aime ; Soyez maître céans comme un autre moi-même ; Ayez soin que ce soir chacun s'égaie ici. Et vous, ma fille, allons, tenez-vous prête. Vous serez la plus belle encor dans cette fête. Soyez la plus joyeuse aussi ! Elle va au fond et donne des ordres aux valets qui disp>osent la fête. ACTE II 187 FLEUR-DE-LYS. Monsieur, depuis l'autre semaine On vous a vu deux fois à peine. Cette fête enfin vous ramène. Enfin ! c'est bien heureux vraiment ! PHŒBUS. Ne grondez pas, je vous supplie ! FLEUR-DE-LYS. Ah ! je le vois, Phœbus m'oublie ! PHŒBUS. Je vous jure... FLEUR-DE-LVS. Pas de serment ! On ne jure que lorsqu'on ment. PHŒBUS. Vous oublier ! quelle folie ! N'êtes^vous pas la plus jolie ? Ne suis-je pas le mieux aimant ? ENSEMBLE. PHŒBUS, à part. Comme ma belle fiancée Gronde aujourd'hui ! Le soupçon est dans sa pensée. Ah ! quel ennui ! i88 LA ESMERALDA Belles, les amants qu'on rudoie S'en vont ailleurs. On en prend plus avec la joie Qu'avec les pleurs. FLEUR-DE-LYS, à part. Me trahir, moi, sa fiancée, Qui suis à lui ! Moi qui n'ai que lui pour pensée Et pour ennui ! x\h ! qu'il s'absente ou qu'il me voie, Que de douleurs ! Présent, il dédaigne ma joie, Absent, mes pleurs ! FLEUR-DE-LYS. L'écharpe que pour vous, Phœbus, j'ai festonnée, Qu'en avez-vous donc fait ? je ne vous la vois pas. PHŒBUS, troublé. L'écharpe ? Je ne sais... A part. Mortdieu ! le mauvais pas ! FLEUR-DE-LYS. Vous l'avez oubliée ! A part. A qui l'a-t-il donnée ? Et pour qui suis-je abandonnée ? ACTE II 189 MADAME ALOÏSE, remontant vers eux et tâchant de les accorder. Mon Dieu ! mariez-vous ; vous bouderez après. PHŒBUS, à Fleur-de-Lys. Non, je ne l'ai pas oubliée. Je ]'ai, je m'en souviens, soigneusement pliée l)ans un coffret d'émail que j'ai fait faire exprès. Avec passion, à Fleur-de-Lys, qui boude encore. Je vous jure que je vous aime Plus qu'on n'aimerait Vénus même. FLEUR-DE-LYS. Pas de serment ! pas de serment ! On ne jure que lorsqu'on ment. MADA!\IE ALOÏSE. Enfants ! pas de querelle ; aujourd'hui tout est joie. Viens ma fille, il faut qu'on nous voie. Voici qu'on va venir. Chaque chose a son tour. Aux valets. Allumez les flambeaux, et que le bal s'apprête. Je veux que tout soit beau, qu'on s'y croie en plein jour. PHŒBUS. Puisqu'on a Fleur-de-Lys, rien ne manque à la fête. FLEUR-DE-LYS. Phoebus, il y manque l'amour ! Elles sortent. 190 LA ESMERALDA PHŒBUS, regardant sortir Fleur-de-Lys. Elle dit vrai ; près d'elle encore Mon cœur est rempli de souci. Celle que j'aime, à qui je pense dès l'aurore, Hélas ! elle n'est pas ici ! Fille ravissante, A toi mes amours ! Belle ombre dansante, Qui remplis mes jours, Et, toujours absente, M'apparais toujours ! Elle est rayonnante et douce Comme un nid dans les rameaux, Comme une fleur dans la mousse. Comme un bien parmi des maux ! Humble fille et vierge fière, Ame chaste en liberté, La pudeur sous sa paupière Émousse la volupté ! C'est, dans la nuit sombre. Un ange des cieux. Au front voilé d'ombre, A l'œil plein de feux ! Toujours je vois son image, Brillante ou sombre parfois ; Mais toujours, astre ou nuage. C'est au ciel que je la vois ! ACTE II 191 Fille ravissante, A toi mes amours ! Belle ombre dansante. Qui remplis mes jours. Et, toujours absente, M'apparais toujours ! Entrent plusieurs seigneurs et dames en habits de fête. SCENE III PHŒBUS, Le Vicomte DE GIF, M. DE MOR- LAIX, M. DE CHEVREUSE, MADAME DE GONDELAURTER, FLEUR-DE-LYS, DIANE, BÉRANGÈRE, dames, seigneurs. LE VICOMTE DE GIF. Salut, nobles châtelaines ! MADAME ALOÏSE, PHŒBUS, FLEUR-DE. LYS, saluant. Bonjour, noble chevalier 1 Oubliez soucis et peines Sous ce toit hospitalier ! M. DE MORLAIX. Mesdames, Dieu vous envoie Santé, plaisir et bonheur ! MADAME ALOÏSE, PHŒBUS, FLEUR-DE-LYS. Que le ciel vous rende en joie Vos bons souhaits, beau seigneur ! 192 LA ESMERALDA M. DE CHEVREUSE. Mesdames, du fond de l'âme Je suis à vous comme à Dieu. MADAME ALOÏSE, PHŒBUS, FLEUR-DE-LYS. Beau sire, que Notre-Dame Vous soit en aide en tout lieu ! Entrent tous les conviés. CHŒUR. Venez tous à la fête. Page, dame et seigneur ! Venez tous à la fête. Des fleurs sur votre tête, La joie au fond du cœur. Les conviés s'accostent et se saluent. Des valets circulent dans la foule, portant des plateaux chargés de fleurs et de fruits. Cependant un groupe de jeunes filles s'est formé près d'une fenêtre, à droite. Tout à coup l'une d'elles appelle les autres et leur fait signe de se pencher hors de la fenêtre. DIANE, regardant au dehors. Oh ! viens donc voir, viens donc voir, Bérangère ! BÉRANGÈRE, regardant dans la rue. Qu'elle est vive ! qu'elle est légère ! DIANE. C'est une fée ou c'est l'Amour ! ACTE II 193 LE VICOMTE DE GIF, riant. Qui danse dans le carrefour ! M. DE CHEVREUSE, après avoir regardé. Eh ! mais, c'est la magicienne ! Phœbus, c'est ton égyptienne. Que l'autre nuit, avec valeur. Tu sauvas des mains d'un voleur. LE VICOMTE DE GIF. Eh ! oui, c'est la bohémienne ! M. DE MORLAIX. Elle est belle comme le jour ! DIANE, à Phœbus. Si vous la connaissez, dites-lui qu'elle vienne Nous égayer de quelque tour. PHŒBUS, regardant à son tour d'un air distrait. Il se peut bien que ce soit elle. A M. de Gif. Mais crois-tu qu'elle se rappelle ?... FLEUR-DE-LYS, qui observe et qui écoute. De vous toujours on se souvient. Voyons, appelez-la, dites-lui qu'elle monte. A part. Je verrai s'il faut croire à ce que l'on raconte. 7 194 LA ESMERALDA PHŒBUS, à Fleur-de-Lys. Vous le voulez ? Eh bien, essayons. Il fait signe à la danseuse de montei. LES JEUNES FILLES. Elle vient ! M. DE CHEVREUSE. Sous le porche elle est disparue. DIAXE. Comme elle a laissé là ce bon peuple ébahi ! LE VICOMTE DE GIF. Dames, vous allez voir la nymphe de la rue. FLEUR-DE-LYS, à part. Qu'au signe de Phœbus elle a vite obéi ! SCENE IV Les Précédents, LA ESMERALDA. Entre la bohémienne, timide, confuse et radieuse. Mouve- ment d'admiration. La foule s'écarte devant elle. CHŒUR. Regardez ! son beau front brille entre les plus beaux. Comme ferait un astre entouré de flambeaux ! ACTE II 195 EXSEMBLE. PHŒBUS. Oh ! la divine créature ! Amis, de ce bal enchanté Elle est la reine, je vous jure. Sa couronne, c'est sa beauté ! Il se tourne vers MM. de Gif et de Chevreuse. Amis, j'en ai l'âme échauffée ! Je braverais guerre et malheur, Si je pouvais, charmante fée. Cueillir ton amour dans sa fleur ! M. DE CHEVREUSE. C'est une céleste figure ! Un de ces rêves enchantés Qui flottent dans la nuit obscure Et sèment l'ombre de clartés ! Dans le carrefour elle est née. O jeux aveugles du malheur ! Quoi ! dans l'eau du ruisseau traînée, Hélas ! une si belle fleur ! LA ESMERALDA, l'oeil fixé sur Phœbus dans la foule. C'est mon Phœbus, j'en étais sûre. Tel qu'en mon cœur il est resté ! Ah ! sous la soie ou sous l'armure, C'est toujours lui, grâce et beauté ! Phœbus, ma tête est embrasée ! Tout me brûle, joie et douleurs. La terre a besoin de rosée. Et mon âme a besoin de pleurs ! 196 LA ESMERALDA FLEUR-DE-LYS. Qu'elle est belle ! j'en étais sûre. Oui, je dois être, en vérité. Bien jalouse, si je mesure Ma jalousie à sa beauté ! Mais peut-être, prédestinées, Sous la rude main du malheur. Elle et moi, nous serons fanées Toutes les deux dans notre fleur ! MADA.ME ALOÏSE. C'est une belle créature ! Il est étrange, en vérité, Qu'une bohémienne impure Ait tant de charme et de beauté ! Mais qui connaît la destinée ? Souvent le serpent oiseleur Cache sa tête empoisonnée Sous le buisson le plus en fleur. TOUS, ensemble. Elle a le calme et la beauté Du ciel dans les beaux soirs d'été ! MADAME ALOÏSE, à la Esmeralda. Allons, enfant, allons, la belle, Venez, et dansez-nous quelque danse nouvelle. La Esmeralda se prépare à danser et tire de son sein l'écharpe que lui a donnée Phœbus. FLEUR-DE-LYS. Mon écharpe !... Phœbus, je suis trompée ici. Et ma rivale, la voici ! ACTE II 197 Fleur-de-Lys arrache l'écharpe à la Esmeralda, et tombe évanouie. Tout le bal s'ameute en désordre contre l'égyptienne, qui se réfugie près de Phœbus. TOUS. Est-il vrai ? Phœbus l'aime ! Infâme ! sors d'ici. Ton audace est extrême De nous braver ainsi ! O comble d'impudence ! Retourne aux carrefours Faire admirer ta danse Aux marchands des faubourgs ! Que sur l'heure on la chasse ! A la porte ! il le faut. Une fille si basse Élever l'œil si haut ! LA ESMERALDA. Oh ! défends-moi toi-même^ Mon Phœbus, défends-moi ! L'humble fille bohème N'espère ici qu'en toi. PHŒBUS. Je l'aime, et n'aime qu'elle ! Je suis son défenseur. Je combattrai pour elle. Mon bras est à mon cœur. S'il faut qu'on la soutienne, Eh bien, je la soutien ! Son injure est la mienne, Et son honneur le mien ! 198 LA ESMERALDA TOUS. Quoi ! voilà ce qu'il aime ! Hors d'ici ! hors d'ici ! Quoi ! c'est une bohème Qu'il nous préfère ainsi ! Ah ! tous les deux, silence Sur une telle ardeur ! A Phœbus. Vous, c'est trop d'insolence ! A la Esmeralda. Toi, c'est trop d'impudeur ! Phœbus et ses amis protègent la bohémienne entourée des menaces de tous les conviés de madame de Gonde- laurier. La Esmeralda se dirige en chancelant vers la porte. La toile tombe. ACTE III 199 ACTE TROISIEME SCENE PREMIERE Le préau extérieur d'un cabaret. A droite la taverne. A gauche des arbres. Au fond ime porte et un petit mur très bas qui clôt le préau. Au loin la croupe de Notre-Dame, avec ses deu.x tours et sa flèche, et une silhouette sombre du vieux Paris qui se détache sur le ciel rouge du couchant. La Seine au bas du tableau. PHŒBUS, Le Vicomte DE GIF, M. DE MOR- LAIX, M. DE CHEVREUSE, et plusieurs autres amis de Phœbus, assis à des tables, buvant et chantant ; puis DOM CLAUDE FROLLO. CHANSOX. CHŒUR. Sois propice et salutaire, Notre-Dame de Saint -Lô, Au soudard qui sur la terre N'a de haine que pour l'eau ! PHŒBUS. Donne au brave, En tous lieux. Bonne cave Et beaux yeux ! 200 LA ESMERALDA L'heureux drille ! Fais qu'il pille Jeune fille Et vin vieux ! Qu'une belle Au cœur froid Soit rebelle, — On en voit, — Il plaisante La méchante, Puis il chante, Puis il boit ! Le jour passe ; Ivre ou non, Il embrasse Sa Toinon, Et, farouche. Il se couche Sur la bouche D'un canon. Et son âme, Oui souvent D'une femme Va rêvant, Est contente Quand la tente Palpitante Tremble au vent. CHŒUR, Sois propice et salutaire, Notre-Dame de Saint-Lô, ACTE III 201 Au soudard qui sur la terre N'a de haine que pour l'eau ! Entre Claude Frollo, qui va s'asseoir à une table éloignée de celle où est Phœbus, et parait d'abord étranger à ce qui se passe autour de lui. LE VICOMTE DE GIF, à Phœbus. Cette égyptienne si belle, Qu'en fais-tu donc, décidément ? Mouvement d'attention de Claude Frollo. PHŒBUS. Ce soir, dans une heure, avec elle, J'ai rendez- vous. TOUS. Vraiment ? PHŒBUS. \'raiment ! L'agitation de Claude Frollo redouble. LE VICOMTE DE GIF. Dans une heure ? PHŒBUS. Dans un moment ! Oh ! l'amour, volupté suprême ! Se sentir deux dans un seul cœur ! Posséder la femme qu'on aime ! Être l'esclave et le vainaueiu: ! 202 LA ESMERALDA Avoir son âme, avoir ses charmes ! Son chant qui sait vous apaiser ! Et ses beaux yeux remplis de larmes Qu'on essuie avec un baiser ! Pendant qu'il chante, les autres boivent et choquent leurs verres. CHŒUR. C'est le bonheur suprême, En quelque temps qu'on soit, De boire à ce qu'on aime Et d'aimer ce qu'on boit ! PHŒBUS. Amis, la plus jolie. Une grâce accomplie ! O délire ! ô folie ! Amis, elle est à moi ! CLAUDE FROLLO, à part. A l'enfer je m'allie. Malheur sur elle et toi ! PHŒBUS. Le plaisir nous convie ! Épuisons sans retour Le meilleur de la vie Dans un instant d'amour ! Qu'importe après que l'on meure ! Donnons cent ans pour une heure, L'éternité pour un jour ! Le couvre-feu sonne. Les amis de Phœbus se lèvent de table, remettent leurs épées, leurs chapeaux, leurs manteaux, et s'apprêtent à partir. ACTE III 203 ENSEMBLE. CHŒUR. Phœbus, l'heure t'appelle ; Oui, c'est le couvre-feu. Va retrouver ta belle. A la garde de Dieu ! PHŒBUS. Vraiment ! l'heure m'appelle ; Oui, c'est le couvre-feu. Je vais trouver ma belle, A la garde de Dieu ! Les amis de Phœbus sortent. SCÈNE II CLAUDE FROLLO, PHŒBUS. CLAUDE FROLLO, arrêtant Phœbus au moment où il se dispose à sortir. Capitaine ! PHŒBUS. ■ Quel est cet homme ? CLAUDE FROLLO. Écoutez-moi, PHŒBUS. Dépêchons-nous ! 204 LA ESMERALDA CLAUDE FROLLO. Savez-vous bien comment se nomme Celle qui vous attend ce soir au rendez-vous ? PHŒBUS. Eh, pardieu ! c'est mon amoureuse, Celle qui m'aime et me plaît fort ; C'est ma chanteuse, ma danseuse, C'est Esmeralda. CLAUDE FROLLO. C'est la mort. PHŒBUS. L'ami, vous êtes fou, d'abord ; Ensuite, allez au diable ! CLAUDE FROLLO. Écoutez ! PHŒBUS. Que m'importe ? CLAUDE FROLLO. Phœbus, si vous passez le seuil de cette porte... PHŒBUS. Vous êtes fou ! ACTE III 205 CLAUDE FROLLO. Vous êtes mort ! Tremble ! c'est une égyptienne ! Elles n'ont ni loi, ni remord. Leur amour déguise leur haine, Et leur couche est un lit de mort ! PHŒBUS, riant. Mon cher, rajustez votre cape. Rentrez à l'hôpital des fous ; Il me paraît qu'on s'en échappe. Que Jupiter, saint Esculape, Et le diable soient avec vous ! CLAUDE FROLLO. Ce sont des femmes infidèles. Crois-en les publiques rumeurs ! Tout est ténèbres autour d'elles. Phœbus, n'y va pas, ou tu meurs ! L'insistance de Claude Frollo parait troubler Phœbus, qui considère son interlocuteur avec anxiété. ENSEMBLE. PHŒBUS. Il m'étonne. Il me donne Malgré moi quelques soupçons. Cette ville. Peu tranquille, Est pleine de trahisons. 2o6 LA ESMERALDA CLAUDE FROLLO. Je l'étonne, Je lui donne Malgré lui quelques soupçons. L'imbécile, Dans la ville, Ne voit plus que trahisons. Croyez-moi, monseigneur, évitez la sirène Dont le piège vous attend. Plus d'une bohémienne A poignardé dans sa haine Un cœur d'amour palpitant. Phœbus, qu'il veut entraîner, se ravise et le repousse. ENSEMBLE. PHŒBUS. Mais suis- je fou moi-même ? Maure, juive ou bohème, Qu'importe quand on aime ? L'amour doit tout couvrir. Laisse-nous ! il m'appelle ! Ah ! si la mort, c'est elle, Quand la mort est si belle. Il est doux de mourir ! CLAUDE, le retenant. Arrête ! Une bohème ! Ta folie est extrême ! Oses-tu donc toi-même A ta perte courir ? ACTE III 207 Crains la femme infidèle Oui dans l'ombre t'appelle. Mais quoi ! tu cours près d'elle ? Va, si tu veux mourir ! Phœbus sort vivement, malgré Claude Frollo. Claude Frollo reste un moment sombre et comme indécis ; puis il suit Phœbus. SCENE III Une chambre. Au fond, une fenêtre qui donne sur la rivière. Clopin Trouillefou entre, vm flambeau à la main ; il est accompagné de quelques hommes auxquels il fait un geste d'intelligence, et qu'il place dans un coin obscur où ils disparais- sent ; puis il retourne vers la porte et semble faire signe à quelqu'un de monter. Dom Claude paraît. CLOPIN, à Claude. D'ici vous pourrez voir, sans être vu vous-même. Le capitaine et la bohème. Il lui montre un enfoncement derrière une tapisserie. CLAUDE FROLLO. Les hommes apostés sont-ils prêts ? CLOPIN. Ils sont prêts. CLAUDE FROLLO. Que jamais de ceci l'on ne trouve la source. Silence ! prenez cette bourse. Vous en aurez autant après. Claude Frollo se place dans la cachette. Clopin sort avec précaution. Entrent la Esmeralda et Phœbus. 2o8 LA ESMERALDA CLAUDE FROLLO, à part. O fille adorée, Au destin livrée ! Elle entre parée Pour sortir en deuil ! LA ESMERALDA, à Phœbus. Monseigneur le comte, Mon cœur que je dompte Est rempli de honte Et rempli d'orgueil ! PHŒBUS, à la Esmeralda. Oh ! comme elle est rose ! Quand la porte est close, Ma belle, on dépose Toute crainte au seuil. Phœbus fait asseoir la Esmeralda sur le banc près de lui. PHŒBUS. M'aimes-tu ? LA ESMERALDA. Je t'aime ! CLAUDE FROLLO, à part. O torture ! PHŒBUS. 0 l'adorable créature ! Vous êtes divine, en honneur ! ACTE III 209 LA ESMERALDA. Votre bouche est une flatteuse ! Tenez, je suis toute honteuse ! N'approchez pas tant, monseigneur ! CLAUDE FROLLO. Ils s'aiment ! que je les envie ! LA ESMERALDA. Mon Phœbus, je vous dois la vie ! PHŒBUS. Et moi, je te dois le bonheur ! LA ESMERALDA. Oh ! sois sage ! Encourage D'un visage Gracieux La petite Qui palpite Interdite Sous tes yeux ! PHŒBUS. 0 ma reine. Ma sirène, Souveraine De beauté ! Douce fille, Dont l'œil brille 210 LA ESMERALDA Et pétille De fierté ! CLAUDE FROLLO, Les attendre ! Les entendre ! Qu'elle est tendre ! Qu'il est beau ! Sois joyeuse ! Sois heureuse ! Moi, je creuse Le tombeau ! ENSEMBLE. PHŒBUS. Fée ou femme. Sois ma dame ! Car mon âme, Nuit et jour, Te désire, Te respire, Et t'admire, Mon amour ! LA ESMERALDA. Je suis femme. Et mon âme. Toute flamme. Tout amour. Est, beau sire. Une lyre Qui soupire Nuit et jour ! ACTE III 211 CLAUDE FROLLO. Attends, femme. Que ma flamme Et ma lame Aient leur tour ! Oui, j'admire Leur sourire. Leur délire, Leur amour ! PHŒBUS. Sois toujours rose et vermeille ! Rions à notre heureux sort, A l'amour qui se réveille, A la pudeur qui s'endort ! Ta bouche, c'est le ciel même ! Mon âme veut s'y poser. Puisse mon souffle suprême S'en aller dans ce baiser ! LA ESMERALDA. Ta voix plaît à mon oreille ; Ton sourire est doux et fort. L'insouciance vermeille Rit dans tes yeux et m'endort. Tes vœux sont ma loi suprême. Mais je dois m'y refuser. Ma vertu, mon bonheur même, S'en iraient dans ce baiser ! CLAUDE FROLLO. Ne frappez point leur oreille, Pas rapprochés de la mort ! 212 LA ESMERALDA Ma haine jalouse veille Sur leur amour qui s'endort ! La mort décharnée et blême Entre eux deux va se poser ! Phœbus, ton souffle suprême S'en ira dans ce baiser ! Claude Frollo se jette sur Phœbus et le poignarde, puis il ou\Te la fenêtre du fond par laquelle il disparait. La Esmeralda tombe avec un grand cri sur le corps de Phœbus. Entrent en tumulte les hommes apostés, qui la saisissent et semblent l'accuser. La toile tombe. ACTE IV 21- ACTE QUATRIEME SCÈNE PREMIÈRE Une prison. Au fond, une porte. LA ESMERALDA, seule, enchaînée, couchée sur la paille. Quoi ! lui dans le sépulcre, et moi dans cet abîme ! ^loi prisonnière et lui victime ! Oui, je l'ai vu tomber. Il est mort en effet ! Et ce crime, ô ciel ! un tel crime, On dit que c'est moi qui l'ai fait ! La tige de nos jours est brisée encor verte ! Phœbus en s'en allant me montre le chemin ! Hier sa fosse s'est ouverte, La mienne s'ouvrira demain ! ROMANCE. Phœbus, n'est-il sur la terre Aucun pouvoir salutaire A ceux qui se sont aimés ? N'est-il ni philtres ni charmes Pour sécher des yeux en larmes, Pour rouvrir des yeux fermés ? Dieu bon, que je supplie Et la nuit et le jour, Daignez m'ôter ma vie Ou m'ôter mon amour ! 214 LA ESMERALDA Mon Phœbus, ouvrons nos ailes Vers les sphères éternelles, Où l'amour est immortel ! Retournons où tout retombe ! Nos corps ensemble à la tombe, Nos âmes ensemble au ciel ! Dieu bon, que je supplie Et la nuit et le jour. Daignez m'ôter ma vie Ou m'ôter mon amour ! La porte s'ouvre. Entre Claude Frollo, une lampe à la main, le capuchon rabattu sur le visage. Il vient se placer, inmiobile, en face de la Esmeralda. LA ESMERALDA, se levant en sursaut. Quel est cet homme? CLAUDE FROLLO, voilé par son capuchon. Un prêtre. LA ESMERALDA. Un prêtre ! Quel mystère ! CLAUDE FROLLO. Êtes-vous prête ? LA ESMERALDA. A quoi ? CLAUDE FROLLO. Prête à mourir. ACTE IV 215 LA ESMERALDA. Oui. CLAUDE FROLLO. Bien. LA ESMERALDA. Sera-ce bientôt ? Répondez-moi, mon père. CLAUDE FROLLO. Demain. LA ESMERALDA. Pourquoi pas aujourd'hui ? CLAUDE FROLLO. Quoi ! vous souffrez donc bien ? LA ESMERALDA. Oui, je souffre ! CLAUDE FROLLO. Peut-être, Moi qui vivrai demain, je souffre plus que vous. LA ESMERALDA. Vous ? qui donc" êtes-vous ? CLAUDE FROLLO. La tombe est entre nous ! LA ESMERALDA. Votre nom ? 2i6 LA ESMERALDA CLAUDE FROLLO. Vous voulez le savoir ? LA ESMERALDA. it Oui. Il lève son capuchon. LA ESMERALDA. Le prêtre ! C'est le prêtre ! ô ciel ! ô mon Dieu ! C'est bien son front de glace et son regard de feu ! C'est bien le prêtre ! c'est lui-même ! C'est lui qui me poursuit sans trêve nuit et jour ! C'est lui qui l'a tué, mon Phœbus, mon amour ! Monstre, je vous maudis à mon heure suprême ! Que vous ai-je donc fait ? quel est votre dessein ? Que voulez-vous de moi, misérable assassin ? Vous me haïssez donc ? CLAUDE FROLLO. Je t'aime ! — Je t'aime, c'est infâme ! Je t'aime en frémissant ! Mon amour, c'est mon âme ; Mon amour, c'est mon sang. Oui, sous tes pieds je tombe. Et, je le dis. Je préfère la tombe Au paradis. Plains-moi ! Quoi ! je succombe. Et tu maudis ! ACTE IV 217 LA ESMERALDA. Il m'aime ! ô comble d'épouvante ! Il me tient, l'horrible oiseleur ! CLAUDE FROLLO. La seule chose en moi vivante. C'est mon amour et ma douleur ! ENSEMBLE. Détresse extrême ! Quelle rigueur ! Hélas ! je t'aime ! Nuit de douleur ! LA ESMERALDA. ]\Ioment suprême ! Tremble, ô mon cœur ! O ciel ! il m'aime ! Nuit de terreur ! CLAUDE FROLLO, à part. Dans mes mains elle palpite ! Enfin le prêtre a son tour ! Dans la nuit je l'ai conduite, Je vais la conduire au jour. La mort, qui vient à ma suite, Ne la rendra qu'à l'amour ! LA ESMERALDA. Par pitié laissez-moi vite ! Phœbus est mort, c'est mon tour ! 2i8 LA ESMERALDA Hélas ! je suis interdite Devant votre affreux amour, Comme l'oiseau qui palpite Sous le regard du vautour ! CLAUDE FROLLO. Accepte-moi ! Je t'aime ! oh ! viens, je t'en conjure ! Pitié pour moi ! pitié pour toi ! fuyons ! tout dort ! LA ESMERALDA. Votre prière est une injure ! CLAUDE FROLLO. Aimes-tu mieux mourir ? LA ESMERALDA. Le corps meurt, l'âme sort. CLAUDE FROLLO. Mourir, c'est bien affreux ! LA ESMERALDA. Taisez-vous, bouche impure ! Votre amour rend belle la mort ! CLAUDE FROLLO, Choisis, choisis. — Claude ou la mort ! Claude tombe aux pieds d'Esmeralda, suppliant. Elle le repousse. ACTE IV 219 LA ESMERALDA. Non, meurtrier ! jamais ! silence ! Ton lâche amour est une offense. Plutôt la tombe où je m'élance ! Sois maudit parmi les maudits ! CLAUDE FROLLO. Tremble ! l'échafaud te réclame. Sais-tu que je porte en mon âme Des projets de sang et de flamme, De l'enfer dans l'ombre applaudis ? ENSEMBLE. Oh ! je t'adore ! Donne ta main ! Tu peux encore Vivre demain ! O nuit d'alarmes ! Nuit de remord ! Pour moi les larmes, Pour toi la mort ! Dis-moi : Je t'aime ! Pour te sauver ! — L'aube suprême Va se lever. Ah ! puisqu'en vain je t'implore. Puisque ta haine me fuit. Adieu donc ! un jour encore, Et puis l'éternelle nuit ! LA ESMERALDA. Va, je t'abhorre. Prêtre inhumain ! 220 LA ESMERALDA Le meurtre encore Rougit ta main ! O nuit d'alarmes ! Nuit de remord ! Assez de larmes, Je veux la mort ! Dans les fers même Je t'ai bravé. Sois anathème ! Sois réprouvé ! Va, ton crime te dévore, Phœbus vers Dieu me conduit ! Le ciel m'ouvre son aurore ! L'enfer t'attend dans sa nuit ! Un geôlier paraît. Claude Frolio lui fait signe d'emmener la Esmeralda, et sort, pendant qu'on entraîne la bohémienne. SCENE II Le parvis Notre-Dame. La façade de l'église. On entend un bruit de cloches. QUASIMODO. Mon Dieu ! j'aime, Hors moi-même, Tout ici ! L'air qui passe Et qui chasse Mon souci ! L'hirondelle Si fidèle Aux vieux toits ! Les chapelles ACTE IV 221 Sous les ailes De la croix ! Toute rose Qui fleurit ; Toute chose Qui sourit ! Triste ébauche, Je suis gauche. Je suis laid. Point d'envie ! C'est la vie Comme elle est ! Joie ou peine, Nuit d'ébène Ou ciel bleu, Que m'importe ? Toute porte Mène à Dieu ! Noble lame. Vil fourreau. Dans mon âme Je suis beau ! Cloches grosses et frêles. Sonnez, sonnez toujours ! Confondez vos voix grêles Et vos murmures sourds ! Chantez dans les tourelles. Bourdonnez dans les tours ! Çà, qu'on sonne ! Qu'à grand bruit On bourdonne Jour et nuit ! 222 LA ESMERALDA Nos fêtes seront splendides. Aidé par vous, j'en réponds. Sautez à bonds plus rapides Dans les airs que nous frappons ! Voilà les bourgeois stupides Oui se hâtent sur les ponts ! Çà, qu'on sonne, Qu'on bourdonne Jour et nuit ! Toute fête Se complète Par le bruit ! Il se retourne vers la façade de l'église. J'ai VU dans la chapelle une tenture noire. Hélas ! va-t-on traîner quelque misère ici ? Dieu ! quel pressentiment !... Non, je n'y veux pas croire ! Entrent Claude Frollo et Clopin, sans voir Quasimodo. C'est mon maître. — Observons. — Il est bien sombre aussi ! Il se cache dans un angle obscur du portail. O ma maîtresse ! ô Notre-Dame ! Prenez mes jours, sauvez son âme ! SCENE III QUASIMODO.caché ; CLAUDE FROLLO, CLOPIN. CLAUDE FROLLO. Donc Phœbus est à Montfort ? ACTE IV 223 CLOPIN. Monseigneur, il n'est pas mort ! CLAUDE FROLLO. Pourvu qu'ici rien ne l'amène .' CLOPIN. Ne vous en mettez pas en peine, Il est trop faible encor pour un si long chemin. S'il venait, sa mort serait sûre. Monseigneur, soyez-en certain. Chaque pas qu'il ferait rouvrirait sa blessure. Ne craignez rien pour ce matin. CLAUDE FROLLO. Ah ! qu'aujourd'hui du moins seul je la tienne. Pour vivre ou mourir, dans ma main ! Enfer, pour aujourd'hui je te donne demain ! A Clopin. Bientôt on va mener ici l'égyptienne. Toi, que de tout il te souvienne ! — Sur la place avec les tiens... CLOPIN. Bien. CLAUDE FROLLO. Tiens-toi dans l'ombre. Si je crie : A moi ! tu viens. CLOPIN. Oui. 224 LA ESMERALDA CLAUDE FROLLO. Soyez en nombre. CLOPIX. Donc si vous criez : A moi !... CLAUDE FROLLO. Oui. CLOPIN. J'accours près d'elle. Je l'arrache aux gens du roi... CLAUDE FROLLO. Bien. CLOPIN. A vous la belle ! CLAUDE FROLLO. A la foule mêlez-vous. Et peut-être Ce cœur deviendra plus doux Pour le prêtre. Alors vous accourez tous... CLOPIN. Oui, mon maître. CLAUDE FROLLO. Tenez-vous partout serrés. ACTE IV 225 CLOPIN. Oui. CLAUDE FROLLO. Cachez vos armes Pour ne pas donner d'alarmes. CLOPIN. Maître, vous verrez. CLAUDE FROLLO. Mais que l'enfer la remporte, Compagnon, Si la folle à cette porte Me dit non ! Destinée ! ô jeu funeste ! Ami, je compte sur toi. Sur la chance qui me reste Je me penche avec effroi. CLOPIN. Ne craignez rien de funeste. Monseigneur, comptez sur moi. A la chance qui vous reste Confiez-vous sans effroi. Ils sortent avec précaution. Le peuple commence à arriver sur la place. 226 LA ESMERALDA SCENE IV Le Peuple, QUASIMODO, puis LA ES.ME- RALDA et son cortège, puis CLALDE FROLLO, PHŒBUS, CLOPIX TROUILLEFOU, PRÊTRES, ARCHERS, GENS DE JUSTICE. CHŒUR. A Notre-Dame Venez tous voir La jeune femme Oui meurt ce soir ! Cette bohémienne A poignardé, je croi. Un archer capitaine, Le plus beau qu'ait le roi ! Eh quoi ! si belle Et si cruelle ! Entendez-vous ? Comment y croire ? L'âme si noire Et l'œil si doux ! C'est une chose affreuse ! Ce que c'est que de nous ! La pauvre malheureuse ! Venez, accourez tous ! A Notre-Dame \'enez tous voir La jeune femme Qui meurt ce soir î La fouJe grossit. Rumeur. Un cortège sinistre commence à déboucher sur la place du Parvis. Fibs de pénitent"; noirs. Bannières de la Miséricorde. Flambeaux. Archers. ACTE IV 227 Gens de justice et du guet. Les soldats écartent la foule. Paraît la Esmeralda, en chemise, la corde au cou, pieds nus, couverte d'un grand crêpe noir. Près d'elle, un moine avec un crucifix. Derrière elle, les bourreaux et les gens du roi. Quasimodo, appuyé aux contre-forts du portail, observe avec attention. Au moment où la condamnée arrive devant la façade, on entend un chant grave et lointain venir de l'inté- rieur de l'église, dont les portes sont fermées. CHŒUR, dans l'église. Omnes fluctus fltimînïs Transierunt super me In ùno voraginis Ubi plorant anima. Le chant s'approche lentement. Il éclate enfin près des portes, qui s'ouvrent tout à coup et laissent voir î'intérieu de l'église occupé par ime longue proces- sion de prêtres en habits de cérémonie et précédés de bannières. Claude FroHo, en costume sacerdotal, est en tête de la procession. 11 s'avance vers la condamnée. LE PEUPLE. Vive aujourd'hui, morte demain ! Doux Jésus, tendez-lui la main ! ENSEMBLE. LA ESMERALDA. C'est mon Phœbus qui m'appelle Dans la demeure éternelle Où Dieu nous tient sous son aile. Béni soit mon sort cruel ! Au fond de tant de misère. Mon cœur qui se brise espère. Je vais mourir pour la terre, Je vais naître pour le ciel ; 228 LA ESMERALDA CLAUDE FROLLO. Mourir si jeune, si belle ! Hélas ! le prêtre infidèle Est bien plus condamné qu'elle ! Mon supplice est éternel. Pauvre fille de misère, Que j'ai prise dans ma serre, Tu vas mourir pour la terre ; Moi, je suis mort pour le ciel. LE PEUPLE. Hélas ! c'est une infidèle ! Le ciel, qui tous nous appelle, N'a point de portes pour elle. Son supplice est étemel. La mort, oh ! quelle misère ! La tient dans sa double serre ; Elle est morte pour la terre. Elle est morte pour le ciel ! La procession s'approche, Claude aborde la Esmeralda. LA ESMERALDA, glacée de terreur. C'est le prêtre ! CLAUDE FROLLO, bas. Oui, c'est moi ; je t'aime et je t'implore. Dis un seul mot, je puis encore, Je puis encore te sauver. Dis-moi : Je t'aime. Va-t'en f LA ESMERALDA. Je t'abhorre ! ACTE IV 229 CLAUDE FROLLO. Alors meurs donc ! j'irai te retrouver. Il se tourne vers la foule. Peuple, au bras séculier nous livrons cette femme, A ce suprême instant puisse sur sa pauvre âme Passer le souffle du Seigneur ! Au moment où les hommes de justice mettent la main sur la Esmeralda, Quasimodo saute dans la place, repousse les archers, saisit la Esmeralda dans ses bras, et se jette dans l'église avec elle. QUASIMODO. Asile ! asile ! asile ! LE PEUPLE. Asile ! asile ! asile ! Noël, gens de la ville ! Noël au bon sonneur ! O destinée ! La condamnée Est au Seigneur. Le gibet tombe. Et l'Éternel, Au lieu de tombe, .Ouvre l'autel. Bourreaux, arrière. Et gens du roi ! Cette barrière Borne la loi. C'est toi qui changes Tout en ce lieu. Elle est aux anges, Elle est à Dieu ! 230 LA ESMERALDA CLAUDE FROLLO, faisant faire silence d'un geste. Elle n'est pas sauvée, elle est égj^ptienne. Notre-Dame ne peut sauver qu'une chrétienne. Même embrassant l'autel les païens sont proscrits. Aux gens du roi Au nom de monseigneur l'évêque de Paris, Je vous rends cette femme impure. QUASIMODO, aux archers. Je la défendrai, je le jure ! N'approchez pas ! CLAUDE FROLLO, aux archers. Vous hésitez ? Obéissez à l'instant même. Arrachez du saint lieu cette fille bohème. Les archers s'avancent. Quasimodo se place entre eux et la Esmeralda. QUASIMODO. Jamais ! On entend UN CAVALIER accourir et crier du dehors : Arrêtez ! La fouie s'écarte. PHŒBUS, apparaissant à cheval, pâle, haletant, épuisé comme un homme qui vient de faire une longue course. Arrêtez ! Phœbus ! ACTE IV 231 LA ESMERALDA. CLAUDE FROLLO, à part, terrifié. La trame se déchire ! PHŒBUS, se jetant à bas du chevaL Dieu soit loué ! je respire. J'arrive à temps. Celle-ci Est innocente et voici Mon assassin ! Il désigne Claude Frollo. TOUS. Ciel ! le prêtre ! PHŒBUS. Le prêtre est seul coupable, et je le prouverai. Qu'on l'arrête ! LE PEUPLE. O surprise ! Les archers entourent Claude Frollo. .CLAUDE FROLLO. Ah ! Dieu seul est le maître ! Phœbus ! LA ESMERALDA. PHŒBUS. Esmeralda ! Ils se jettent dans les bras l'un de l'autre. 232 LA ESMERALDA LA ESMERALDA. !Mon Phœbus adoré ! Nous \'ivrons. PHŒBUS. Tu \àvras. LA ESMERALDA. Pour nous le bonheur brille. LE PEUPLE. Vivez tous deux î LA ESMERALDA. Entends ces joyeuses clameurs ! A tes pieds reçois l'humble fille. — Ciel ! tu pâlis ! Qu'as-tu ? PHŒBUS, chancelant. Je meurs. Elle le reço;t dans ses bras. Attentî et anxiété dans la foule. Chaque pas que j'ai fait vers toi, ma bien-aimée, A rouvert ma blessure à peine encor fermée. J'ai pris pour moi la tombe et te laisse le jour. J'expire. Le sort te venge ; Je vais voir, ô mon pauvre ange, Si le ciel vaut ton amour ! — Adieu ! Il expire. ACTE IV 233 LA ESMERALDA. Phœbus ! il meurt ! en un instant tout change ! Elle tombe sur son corps. Je te suis dans l'éternité ! CLAUDE FROLLO. Fatalité ! LE PEUPLE. Fatalité ! ANGELO TYRAN DE PADOUE Dans l'état où sont aujourd'hui toutes ces questions profondes qui touchent aux racines mêmes de la société, il semblait depuis longtemps à l'auteur de ce drame qu'il pourrait y avoir utilité et gran- deur à développer sur le théâtre quelque chose de pareil à l'idée que voici. Mettre en présence, dans une action toute résul- tante du cœur, deux graves et douloureuses figures, la femme dans la société, la femme hors de la société ; c'est-à-dire, en deux types vivants, toutes les femmes, toute la femme. Montrer ces deux femmes, qui résument tout en elles, géné- reuses souvent, malheureuses toujours. Défendre l'une contre le despotisme, l'autre contre le mépris. Enseigner à quelles épreuves résiste la vertu de l'une, à quelles larmes se lave la souillure de l'autre. Rendre la faute à qui est la faute, c'est-à-dire à l'homme, qui est fort, et au fait social, qui est absurde. Faire vaincre dans ces deux âmes choisies les ressentiments de la femme par la piété de la fille, l'amoiu: d'un amant par l'amour d'une mère, la haine par le dévouement, la passion par le devoir. En regard de ces deux femmes ainsi faites poser deux hommes, le mari et l'amant, le souve- rain et le proscrit, et résumer en eux par mille développements secondaires toutes les relations régulières et irrégulières que l'homme peut avoir avec la femme d'une part, et la société de l'autre. 238 ANGELO Et puis, au bas de ce groupe qui jouit, qui possède et qui souffre, tantôt sombre, tantôt rayonnant, ne pas oublier l'envieux, ce témoin fatal, qui est toujours là, que la providence aposte au bas de toutes les sociétés, de toutes les hiérarchies, de toutes les prospérités, de toutes les passions hu- maines ; éternel ennemi de tout ce qui est en haut ; changeant de forme selon le temps et le lieu, mais au fond toujours le même ; espion à Venise, eunuque à Constantinople, pamphlétaire à Paris. Placer donc comme la providence le place, dans l'ombre, grinçant des dents à tous les sourires, ce misérable intelligent et perdu qui ne peut que nuire, car toutes les portes que son amour trouve fermées, sa vengeance les trouve ouvertes. Enfin, au-dessus de ces trois hommes, entre ces deux femmes, poser comme un lien, comme un symbole, comme un intercesseur, comme un conseiller, le dieu mort sur la croix. Clouer toute cette souf- france humaine au revers du crucifix. Puis, de tout ceci ainsi posé, faire un drame ; pas tout à fait royal, de peur que la possibilité de l'application ne disparût dans la grandeur des proportions ; pas tout à fait bourgeois, de peur que la petitesse des personnages ne nuisît à l'am- pleur de l'idés ; mais princier et domestique ; princier, parce qu'il faut que le drame soit grand ; domestique, parce qu'il faut que le drame soit vrai. Mêler dans cette œuvre, pour satisfaire ce besoin de l'esprit qui veut toujours sentir le passé dans le présent et le présent dans le passé, à l'élément éternel l'élément humain, à l'élément social un élément historique. Peindre, chemin faisant, à l'occasion de cette idée, non seulement l'homme et la femme, non seulement ces deux PRÉFACE 239 femmes et ces trois hommes, mais tout un siècle, tout un climat, toute une civilisation, tout un peuple. Dresser sur cette pensée, d'après les don- nées spéciales de l'histoire, une aventure telle- ment simple et vraie, si bien vivante, si bien palpitante, si bien réelle, qu'aux yeux de la foule elle pût cacher l'idée elle-même comme la chair cache l'os. Voilà ce que l'auteur de ce drame a tenté de faire. Il n'a qu'un regret, c'est que cette pensée ne soit pas venue à un meilleur que lui. Aujourd'hui, en présence d'un succès dû évidem- ment à cette pensée et qui a dépassé toutes ses espérances, il sent le besoin d'expUquer son idée entière à cette foule sympathique et éclairée qui s' amoncelle chaque soir devant son œuvre avec une curiosité pleine de responsabilité pour lui. On ne saurait trop le redire, pour quiconque a médité sur les besoins de la société, auxquels doivent toujours correspondre les tentatives de l'art, aujourd'hui plus que jamais le théâtre est un lieu d'enseignement. Le drame, comme l'auteur de cet ouvrage le voudrait faire, et comme le pour- rait faire un homme de génie, doit donner à la foule une philosophie, aux idées une formule, à la poésie des muscles, du sang et de la vie, à ceux qui pensent une explication désintéressée, aux âmes altérées un breuvage, aux plaies secrètes un baume, à chacun un conseil, à tous une loi. Il va sans dire que les conditions de l'art doivent être d'abord et en tout remplies. La curiosité, l'intérêt, l'amusement, le rire, les larmes, l'obser- vation perpétuelle de tout ce qui est nature, l'en- veloppe merveilleuse du style, le drame doit avoir tout cela, sans quoi il ne serait pas le drame ; 240 ANGELO mais, pour être complet, il faut qu'il ait aussi la volonté d'enseigner, en même temps qu'il a la volonté de plaire. Laissez-vous charmer par le drame, mais que la leçon soit dedans, et qu'on puisse toujours l'y retrouver quand on voudra disséquer cette belle chose vivante, si ravissante, si poétique, si passionnée, si magnifiquement vêtue d'or, de soie et de velours. Dans le plus beau drame, il doit toujours y avoir une idée sévère, comme dans la plus belle femme il y a un squelette. L'auteur ne se dissimule, comme on voit, aucun des devoirs austères du poëte dramatique. Il essayera peut-être quelque jour, dans un ouvrage spécial, d'expliquer en détail ce qu'il a voulu faire dans chacun des divers drames qu'il a donnés depuis sept ans. En présence d'une tâche aussi immense que celle du théâtre au dix-neuvième siècle, il sent son insuffisance profonde, mais il n'en persévérera pas moins dans l'œuvre qu'il a commencée. Si peu de chose qu'il soit, comment reculerait-il, encouragé qu'il est par l'adhésion des esprits d'élite, par l'applaudissement de la foule, par la loyale sympathie de tout ce qu'il y a au- jourd'hui dans la critique d'hommes éminents et écoutés ? Il continuera donc fermement ; et, chaque fois qu'il croira nécessaire de faire bien voir à tous, dans ses moindres détails, une idée utile, une idée sociale, une idée humaine, il posera le théâtre dessus coinme un verre grossissant. Au siècle où nous vivons, l'horizon de l'art est bien élargi. Autrefois le poëte disait : le public ; aujourd'hui le poëte dit : le peuple. 7 mai 1835. ANGELO TYRAN DE PADOUE PERSONNAGES ANGELO MALIPIERI, podesta. CATARINA BRAGADINI. LA TISBE. RODOLFO. HOMODEI. AXAFESTO GALEOFA. ORDELAFO. ORFEO. GABOARDO. REGINELLA. DAFNE. Un Page noir. Un Guetteur de nuit. Un Huissier. Le Doyen de Saint-Antoine de Padoue. L'Archiprêtre. Padoue, 1549. — Francisco Donato étant doge. ANGELO PREMIÈRE JOURNÉE LA CLEF Un jardin illuminé pour une fête de nuit. A droite, un palais plein de musique et de lumière, avec une porte sur le jardin et une galerie en arcades au rez-de-chaussée, où l'on voit circuler les gens de la fête. Vers la porte, un banc de pierre. A gauche, un autre banc sur lequel on distingue dans l'ombre un homme endormi. Au fond, au-dessus des arbres, la silhouette noire de Padoue au seizième siècle, sur un ciel clair. Vers la fin de l'acte, le jour paraît. SCENE PREMIERE LA TISBE, riche costume de fête ; ANGELO MALI- PIERI, la veste ducale, l'étole d'or ; HOMODEI, endormi, longue robe de laine brune fermée par devant, haut-de-chausses rouge, une guitare à côté de lui. LA TISBE. Oui, VOUS êtes le maître ici, monseigneur, vous êtes le magnifique podesta, vous avez droit de 244 ANGELO vie et de mort, toute puissance, toute liberté. Vous êtes envoyé de Venise, et partout où l'on vous voit il semble qu'on voit la face et la majesté de cette république. Quand vous passez dans une rue, monseigneur, les fenêtres se ferment, les passants s'esquivent, et tout le dedans des maisons tremble. Hélas ! ces pauvres padouans n'ont guère l'attitude plus fière et plus rassurée devant vous que s'ils étaient les gens de Constantinople, et vous le Turc. Oui, cela est ainsi. Ah ! j'ai été à Brescia. C'est autre chose. Venise n'oserait pas traiter Brescia comme elle traite Padoue. Brescia se défendrait. Quand le bras de Venise frappe, Brescia mord, Padoue lèche. C'est une honte. Eh bien, quoique vous soyez ici le maître de tout le monde, et que vous prétendiez être le mien, écoutez- moi, monseigneur, je vais vous dire la vérité, moi. Pas stu les affaires d'état, n'ayez pas peur, mais sur les vôtres. Eh bien, oui, je vous le dis, vous êtes un homme étrange, je ne comprends rien à vous, vous êtes amoureux de moi et vous êtes jaloux de votre femme ! ANGELO. Je suis jaloux aussi de vous, madame. LA TISBE. Ah, mon Dieu ! vous n'avez pas besoin de me le dire. Et pourtant vous n'en avez pas le droit, car je ne vous appartiens pas. Je passe ici pour votre maîtresse, pour votre toute-puissante maîtresse, mais je ne la suis point, vous le savez bien. JOURNÉE I — LA CLEF 245 ANGELO. Cette fête est magnifique, madame, LA TISBE. Ah ! je ne suis qu'une pauvre comédienne de théâtre, on me permet de donner des fêtes aux sénateurs, je tâche d'amuser notre maître, mais cela ne me réussit guère aujourd'hui. Votre visage est plus sombre que mon masque n'est noir. J'ai beau prodiguer les lampes et les flambeaux, l'ombre reste sur votre front. Ce que je vous donne en musique, vous ne me le rendez pas en gaîté, mon- seigneur. — Allons, riez donc un peu. ANGELO. Oui, je ris. — Ne m'avez-vous pas dit que c'était votre frère, ce jeune homme qui est arrivé avec vous à Padoue ? Oui. Après ? LA TISBE. ANGELO. Vous lui avez parlé tout à l'heure. Quel est donc cet autre avec qui il était ? LA TISBE. C'est son ami. Un vicentin nommé Anafesto Galeofa. ANGELO. Et comment s'appelle-t-il, votre frère ? 246 ANGELO LA TISBE. Rodolfo, monseigneur, Rodolfo. Je vous ai déjà expliqué tout cela \'ingt fois. Est-ce que vous n'avez rien de plus gracieux à me dire ? ANGELO. Pardon, Tisbe, je ne vous ferai plus de ques- tions. Savez-vous que vous avez joué hier la Ros- monda d'une grâce merveilleuse, que cette ville est bien heureuse de vous avoir, et que toute l'Italie qui vous admire, Tisbe, envie ces padouans que vous plaignez tant ? Ah ! toute cette foule qui vous applaudit m'importune. Je meurs de jalousie quand je vous vois si belle pour tant de regards. Ah, Tisbe ! — Qu'est-ce donc que cet homme masqué à qui vous avez parlé ce soir entre deux portes ? LA TISBE. Par(Jon, Tisbe, je ne vous ferai plus de ques- tions. — C'est fort bien. Cet homme, monseigneur, c'est Virgilio Tasca. AXGELO. LA TISBE. 'Slon lieutenant ? Votre sbire. ANGELO. Et que lui vouliez-vous ? LA TISBE. Vous seriez bien attrapé, s'il ne me plaisait pas de vous le dire. JOURNÉE I — LA CLEF 247 ANGELO. Tisbe !=.. LA TISBE. Non, tenez, je suis bonne, voilà l'histoire. Vous savez qui je suis, rien, une fille du peuple, une comédienne, une chose que vous caressez aujour- d'hui et que vous briserez demain. Toujours en jouant. Eh bien ! si peu que je sois, j'ai eu une mère. Sa\'ez-vous ce que c'est que d'avoir une mère ? en avez-vous eu une, vous ? savez-vous ce que c'est que d'être enfant, pauvre enfant, faible, nu, misérable, affamé, seul au monde, et de sentir que vous avez auprès de vous, autour de vous, au- dessus de vous, marchant quand vous marchez, s'arrétant quand vous vous arrêtez, souriant quand vous pleurez, une femme... — non, on ne sait pas encore que c'est une femme, — un ange qui est là, qui vous regarde, qui vous apprend à parler, qui vous apprend à rire, qui vous apprend à aimer ! qui réchauffe vos doigts dans ses mains, votre corps dans ses genoux, votre âme dans son coeur ! qui vous donne son lait quand vous êtes petit, son pain quand vous êtes grand, sa vie toujours ! à qui vous dites ma mère ! et qui vous dit mon enfant ! d'une manière si douce que ces deux mots-là réjouissent Dieu ! — Eh bien ! j'avais une mère comme cela, moi. C'était une pauvre femme sans mari, qui chantait des chansons morlaques dans les places publiques de Brescia. J'allais avec elle. On nous jetait quelque monnaie. C'est ainsi que j'ai commencé. Ma mère se tenait d'habitude au pied de la statue de Gatta-Melata. Un jour, il paraît que dans la chanson qu'elle chantait sans y rien comprendre il y avait quelque 248 ANGELO rime offensante pour la seigneurie de Venise, ce qui faisait rire autour de nous les gens d'un am- bassadeur. Un sénateur passa. Il regarda, il entendit, et dit au capitaine-grand qui le suivait : A la potence cette femme ! Dans l'état de Venise, c'est bientôt fait. Ma mère fut saisie sur-le-champ. Elle ne dit rien, à quoi bon ? m'embrassa avec une grosse larme qui tomba sur mon front, prit son crucifix et se laissa garrotter. Je le vois encore, ce crucifix. En cuivre poli. Mon nom, Tishe, est grossièrement écrit au bas avec la pointe d'un stylet. Moi, j'avais seize ans alors, je regardais ces gens lier ma mère, sans pouvoir parler, ni crier, ni pleurer, immobile, glacée, morte, comme dans un rêve. La foule se taisait aussi. Mais il y avait avec le sénateur une jeune fille qu'il tenait par la main, sa fille sans doute, qui s'émut de pitié tout à coup. Une belle jeune fille, monsei- gneur. La pauvre enfant ! elle se jeta aux pieds du sénateur, elle pleura tant, et des larmes si suppliantes et avec de si beaux yeux, qu'elle obtint la grâce de ma mère. Oui, monseigneur. Quand ma mère fut déliée, elle prit son crucifix, — ma mère, — et le donna à la belle enfant en lui disant : Madame, gardez ce crucifix, il vous portera bonheur. Depuis ce temps, ma mère est morte, sainte femme ; moi je suis devenue riche, et je voudrais revoir cette enfant, cet ange qui a sauvé ma mère. Oui sait ? elle est femme main- tenant, et par conséquent malheureuse. Elle a peut-être besoin de moi à son tour. Dans toutes les villes où je vais, je fais venir le sbire, le barigel, l'homme de police, je lui conte l'aventure, et à celui qui trouvera la femme que je cherche je donnerai dix mille sequins d'or. Voilà pourquoi JOURNÉE I — LA CLEF 249 i'ai parlé tout à l'heure^entre deux portes à votre barigel Virgilio Tasca. Êtes-vous content ? ANGELO. Dix mille sequins d'or ! Mais que donnerez-vous à la femme elle-même, quand vous la retrouverez ? LA TISBE. Ma vie, si eUe veut. ANGELO. Mais à quoi la reconnaîtrez-vous ? LA TISBE. Au crucifix de ma mère. ANGELO. Bah ! elle l'aura perdu. LA TISBE. Oh non ! on ne perd pas ce qu'on a gagné ainsi. ANGELO, apercevant Homodei. Madame ! madame ! il y a im homme là ! savez- vous qu'il y a un homme là ? qu'est-ce que c'est que cet homme ? LA TISBE, éclatant de rire. Hé, mon Dieu ! oui, je sais qu'il y a un homme là, et qui dort, encore ! et d'un bon sommeil ! 250 ANGELO N'allez -vous pas vous effaroucher aussi de celui-là? c'est mon pauvre Homodei. ANGELO. Homodei ! qu'est-ce que c'est que cela, Ho- modei ? LA TISBE. Cela, Homodei, c'est un homme, monseigneur, comme ceci, la Tisbe, c'est une femme. Homodei, monseigneur, c'est un joueur de guitare que monsieur le primicier de Saint-Marc, qui est fort de mes amis, m'a adressé dernièrement avec une lettre, que je vous montrerai, vilain jaloux ! et même à la lettre était joint un présent. ANGELO. Comment ? LA TISBE. Oh ! un vrai présent vénitien. Une boîte qui contient simplement deux flacons ; un blanc, l'autre noir. Dans le blanc, il y a un narcotique très puissant qui endort pour douze heures d'un sommeil pareil à la mort ; dans le noir, il y a du poison, de ce terrible poison que jMalaspina fit prendre au pape dans une pilule d'aloès, vous savez ? Monsieur le primicier m'écrit que cela peut servir dans l'occasion. Une galanterie, comme vous voyez. Du reste, le révérend primicier me prévient que le pauvre homme, porteur de la lettre et du présent, est idiot. Il est ici, et vous auriez dû le voir, depuis quinze jours, mangeant à l'oflice, couchant dans le premier coin venu, à JOURNÉE I — LA CLEF 251 sa mode, jouant et chantant en attendant qu'il s'en aille à Vicence. Il vient de Venise. Hélas ! ma mère a erré ainsi. Je le garderai tant qu'il voudra. Il a quelque temps égayé la compagnie ce soir. Notre fête ne l'amuse pas, il dort. C'est aussi simple que cela. ANGELO. Vous me répondez de cet homme ? LA TISBE. Allons, vous voulez rire ! La belle occasion pour prendre cet air effaré ! un joueur de guitare, un idiot, un homme qui dort ! Ah çà, monsieur le podesta, mais qu'est-ce que vous avez donc ? Vous passez votre vie à faire des questions sur celui-ci, sur celui-là. Vous prenez ombrage de tout. Est-ce jalousie, ou est-ce peur ? ANGELO. L'une et l'autre. LA TISBE. Jalousie, je le comprends, vous vous croyez obligé de surveiller deux femmes. Mais peur ! vous le maître, vous qui faites peur à tout le monde, au contraire ! ANGELO. Première raison pour^ trembler. (Se rapprochant d'elle et parlant bas.) — Ecoutez, Tisbe. Oui, VOUS l'avez dit, oui, je puis tout ici ; je suis seigneur, despote et souverain de cette ville ; je suis le podesta que Venise met sur Padoue, la giiffe du 252 ANGELO tigre sur la brebis. Oui, tout -puissant ; mais, tout absolu que je suis, au-dessus de moi, voyez-vous, Tisbe, il y a tme chose grande et terrible et pleine de ténèbres ; il y a Venise. Et savez-vous ce que c'est que Venise, pauvre Tisbe ? Venise, je vais vous le dire, c'est l'inquisition d'état, c'est le conseil des Dix. Oh ! le conseil des Dix ! parlons-en bas, Tisbe, car il est peut-être là quelque part qui nous écoute. Des hommes que pas un de nous ne connaît, et qui nous connaissent tous. Des hommes qui ne sont visibles dans aucune cérémonie, et qui sont visibles dans tous les échafauds. Des hommes qui ont dans leurs mains toutes les têtes, la vôtre, la mienne, celle du doge, et qui n'ont ni simarre, ni et oie, ni couronne, rien qui les désigne aux yeux, rien qui puisse vous faire dire : celui-ci en est ! un. signe mystérieux sous leurs robes, tout au plus ; des agents partout, des sbires partout, des bour- reaux partout. Des hommes qui ne montrent jamais au peuple de Venise d'autres visages que ces mornes bouches de bronze toujours ouvertes sous les porches de Saint-Marc, bouches fatales que la foule croit muettes et qui parlent cependant d'une façon bien haute et bien terrible, car elles disent à tout passant : dénoncez ! — Une fois dénoncé, on est pris. Une fois pris, tout est dit. A Venise, tout se fait secrètement, mystérieuse- ment, sûrement. Condamné, exécuté ; rien à voir, rien à dire ; pas un cri possible, pas un regard utile ; le patient a un bâillon, le bourreau un masque. Que vous parlais-je d'échafauds tout à l'heure ? je me trompais. A \'enise, on ne meurt pas sur l'échafaud, on disparaît. Il manque tout à coup un homme dans une famille. Qu'est -il devenu ? les plombs, les puits, le canal Orfano le savent. JOURNÉE I — LA CLEF 253 Quelquefois on entend quelque chose tomber dans l'eau la nuit. Passez vite alors ! Du reste, bals, festins, flambeaux, musiques, gondoles, théâtres, carnaval de cinq mois, voilà Venise. Vous, Tisbe, ma belle comédienne, vous ne connaissez que ce côté-là ; moi, sénateur, je connais l'autre. Voyez- vous, dans tout palais, dans celui du doge, dans le mien, à l'insu de celui qui l'habite, il y a un couloir secret, perpétuel trahisseur de toutes les salles, de toutes les chambres, de toutes les al- côves ; un corridor ténébreux dont d'autres que vous connaissent les portes et qu'on sent ser- penter autour de soi sans savoir au juste où il est ; une sape mystérieuse où vont et viennent sans cesse des hommes inconnus qui font quelque chose. Et les vengeances personnelles qui se mêlent à tout cela et qui cheminent dans cette ombre ! Souvent la nuit je me dresse sur mon séant, j'écoute, et j'entends des pas dans mon mur. Voilà sous quelle pression je vis, Tisbe. Je suis sur Padoue, mais ceci est sur moi. J'ai mission de dompter Padoue. Il m'est ordonné d'être terrible. Je ne suis despote qu'à condition d'être tyran. Ne me demandez jamais la grâce de qui que ce soit, à moi qui ne sais rien vous refuser, vous me perdriez. Tout m'est permis pour punir, rien pour par- donner. Oui, c'est ainsi. T3aan de Padoue, esclave de Venise. Je suis bien surveillé, allez. Oh ! le conseil des Dix ! Mettez un ouvrier seul dans une cave et faites-lui faire une serrure ; avant que la serrure soit finie, le conseil des Dix en a la clef dans sa poche. Madame ! madame ! le valet qui me sert m'espionne, l'ami qui me salue m'espionne, le prêtre qui me confesse m'espionne, la femme qui me dit : je t'aime, — oui, Tisbe, — m'espionne ! 254 ANGELO LA TISBE. Ah ! monsieur ! ANGELO. Vous ne m'avez jamais dit que vous m'aimiez. Je ne parle pas de vous, Tisbe. Oui, je vous le répète, tout ce qui me regarde est un œil du conseil des Dix, tout ce qui m'écoute est une oreille du con- seil des Dix, tout ce qui me touche est une main du conseil des Dix. Main redoutable, qui tâte longtemps d'abord et qui saisit ensuite brusque- ment ! Oh ! magnifique podesta que je suis, je ne suis pas sûr de ne pas voir demain apparaître subitement dans ma chambre un misérable sbire qui me dira de le suivre, et qui ne sera qu'un misérable sbire, et que je suivrai ! Où ? dans quelque lieu profond d'où il ressortira sans moi. Madame, être de \^enise, c'est pendre à un fil. C'est une sombre et sévère condition que la mienne, madame, d'être là, penché sur cette fournaise ardente que vous nommez Padoue, le visage toujours couvert d'un masque, faisant ma besogne de tyran, entouré de chances, de pré- cautions, de terreurs, redoutant sans cesse quelque explosion, et tremblant à chaque instant d'être tué roide par mon œuvre comme l'alchimiste par son poison ! — Plaignez-moi, et ne me demandez pas pourquoi je tremble, madame ! LA TISBE, Ah, Dieu ! affreuse position que la vôtre, en effet. ANGELO. Oui, je suis l'outil avec lequel un peuple torture JOURNÉE I — LA CLEF 255 un autre peuple Ces outils-là s'usent \dte et se cassent souvent, Tisbe. Ah ! je suis malheureux. Il n'y a pour moi qu'une chose douce au monde, c'est vous. Pourtant je sens bien que vous ne m'aimez pas. Vous n'en aimez pas un autre, au moins ? LA TISBE. Non, non, calmez- vous. ANGELO. Vous me dites mal ce non-là. LA TISBE. Ma foi ! je vous le dis comme je peux. ANGELO. Ah ! ne soyez pas à moi, j'y consens ; mais ne soyez pas à un autre ! Tisbe ! Que je n'apprenne jamais qu'un autre... LA TISBE. Si vous croyez que vous êtes beau quand vous me regardez comme cela ! AXGELO. Ah ! Tisbe, quand m'aimerez-vous ? LA TISBE. Quand tout le monde ici vous aimera. 256 ANGELO ANGELO. Hélas ! — C'est égal, restez à Padoue. Je ne veux pas que vous quittiez Padoue, entendez- vous? Si vous vous en alliez, ma vie s'en irait. — Mon Dieu ! voici qu'on vient à nous. Il y a long- temps déjà qu'on peut nous voir parler ensemble ; cela pourrait donner des soupçons à Venise. Je vous laisse. (S'arrêtant et montrant Homodei.) — VouS me répondez de cet homme ? LA TISBE. Comme d'un enfant qui dormirait là. ANGELO. C'est votre frère qui vient. Je vous laisse avec lui. (Il sort.) SCÈNE II LA TISBE ; RODOLFO, vêtu de noir, sévère, une plume noire au chapeau ; HOMODEI, toujours endormi. LA TISBE. Ah ! c'est Rodolfo ! ah ! c'est Rodolfo ! Viens, je t'aime, toi ! (Se tournant vers le côté par où Angelo est sorti.) — Non, tyran imbécile ! ce n'est pas mon frère, c'est mon amant ! — Viens, Rodolfo, mon brave soldat, mon noble proscrit, mon généreux homme ! Regarde-moi bien en face. Tu es beau, je t'aime ! JOURNÉE I — LA CLEF 257 RODOLFO. Tisbe... LA TISBE. Pourquoi as-tu voulu venir à Padoue ? Tu vois bien, nous voilà pris au piège. Nous ne pouvons plus en sortir maintenant. Dans ta position, par- tout tu es obligé de te faire passer pour mon frère. Ce podesta s'est épris de ta pauvre Tisbe ; il nous tient ; il ne veut pas nous lâcher. Et puis je tremble sans cesse qu'il ne découvre qui tu es. Ah ! quel supplice ! Oh ! n'importe, il n'aura rien de moi, ce tyran ! Tu en es bien sûr, n'est-ce pas, Rodolfo ? Je veux pourtant que tu t'inquiètes de cela ; je veux que tu sois jaloux de moi, d'abord. RODOLFO. Vous êtes une noble et charmante femme. LA TISBE. Oh ! c'est que je suis jalouse de toi, moi, vois-tu ! mais jalouse ! Cet Angelo Malipieri, ce vénitien, qui me parlait de jalousie aussi, lui, qui s'imagine être jaloux, cet homme, et qui mêle toutes sortes d'autres choses à cela. Ah ! quand on est jaloux, monseigneur, on ne voit pas Venise, on ne voit pas le conseil des Dix, on ne voit pas les sbires, les espions, le canal Orfano ; on n'a qu'une chose devant les yeux, sa jalousie. Moi, Rodolfo, je ne puis te voir parler à d'autres femmes, leur parler seulement, cela me fait mal. Quel droit ont-elles à des paroles de toi ? Oh ! une rivale ! ne me donne jamais ime rivale ! je la tuerais. Tiens, je t'aime ! Tu es le seul homme que j'aie jamais aimé. Ma vie a été 9 258 ANGELO triste longtemps, elle rayonne maintenant. Tu es ma lumière. Ton amour, c'est un soleil qui s'est levé sur moi. Les autres hommes m'avaient glacée. Que ne t'ai-je connu il y a dix ans ! il me semble que toutes les parties de mon cœur qui sont mortes de froid vivraient encore. Quelle joie de pouvoir être seuls un instant et parler ! Quelle folie d'être venus à Padoue ! Nous vivons dans une telle contrainte ! Mon Rodolfo ! Oui, pardieu ! c'est mon amant ! ah bien oui ! mon frère ! Tiens, je suis folle de joie quand je te parle à mon aise ; tu vois bien que je suis folle ! M'aimes-tu ? RODOLFO. Qui ne vous aimerait pas, Tisbe ? LA TISBE. Si vous me dites encore vous, je me fâcherai. O mon Dieu ! il faut pourtant que j'aille me montrer un peu à mes conviés. Dis-moi, depuis quelque temps je te trouve l'air triste. N'est-ce pas, tu n'es pas triste ? RODOLFO. Non, Tisbe. LA TISBE. Tu n'es pas souffrant ? RODOLFO. Non. LA TISBE. Tu n'es pas jaloux ? JOURNÉE I — LA CLEF 259 RODOLFO. Non. LA TISBE. Si ! je veux que tu sois jaloux ! Ou bien c'est que tu ne m'aimes pas ! Allons, pas de tristesse. Ah çà, au fait, moi je tremble toujours, tu n'es pas inquiet ? personne ici ne sait que tu n'es pas mon frère ? RODOLFO. Personne, excepté Anafesto. LA TISBE. Ton ami. Oh ! celui-là est sûr. Entre Anafesto Galeofa. — Le voici précisément. Je vais te confier à lui pour quelques instants. (Riant.) — Monsieur Ana- festo, ayez soin qu'il ne parle à aucune femme. ANAFESTO, souriant. Soyez tranquille, madame. La Tisbe sort. • SCENE III RODOLFO, ANAFESTO GALEOFA; HOMODEI, toujours endormi. ANAFESTO, la regardant sortir. Oh ! charmante ! — Rodolfo, tu es heureux ; elle t'aime. 26o AXGELO RODOLFO. Anafesto, je ne suis pas heureux ; je ne l'aime pas. ANAFESTO. Comment ! que dis-tu ? RODOLFO, apercevant Homodei. Qu'est-ce que c'est que cet homme qui dort là ? ANAFESTO. Rien ; c'est ce pau\Te musicien, tu sais ? RODOLFO. Ah ! oui, cet idiot. ANAFESTO. Tu n'aimes pas la Tisbe ! est -il possible ? que viens-tu de me dire ? RODOLFO. Ah ! je t'ai dit cela ? Oublie-le. ANAFESTO. La Tisbe ! adorable femme ! RODOLFO. Adorable en effet. Je ne l'aime pas. ANAFESTO. Comment ! JOURNÉE I — LA CLEP 261 RODOLFO. Ne m'interroge point. AXAFESTO. ^loi, ton ami ! LA TISBE, rentrant, et courant à Rodolfo, avec un sourire. Je reviens seulement pour te dire un mot : Je t'aime ! Maintenant je m'en vais. (Elle sort en courant.) ANAFESTO, la regardant sortir. Pauvre Tisbe ! RODOLFO. Il y a au fond de ma vie un secret qui n'est connu que de moi seul. ANAFESTO. Quelque jour tu le confieras à ton ami, n'est-ce pas ? Tu es bien sombre aujourd'hui, Rodolfo. RODOLFO. Oui. Laisse-moi un instant. .Anafesto sort. Rodolfo s'assied sur le banc de pierre près de la porte et laisse tomber sa tête dans ses mains. Quand Anafesto est sorti, Homodei ou\Te les yeux, se lève, puis va à pas lents se placer debout derrière Rodolfo absorbé dans sa rêverie. 202 • ANGELO SCÈNE IV RODOLFO, HOMODEI Homodei pose la main sur l'épaule de Rodolfo. Rodolfo se retourne et le regarde avec stupeur. HOMODEI. Vous ne vous appelez pas Rodolfo. Vous vous appelez Ezzelino da Romana. Vous êtes d'une ancienne famille qui a régné à Padoue, et qui en est bannie depuis deux cents ans. Vous errez de ville en ville sous un faux nom, vous hasardant quelquefois dans l'état de Venise. Il y a sept ans, à Venise même, vous aviez vingt ans alors, vous vîtes un jour dans une église une jeune fille très' belle. Dans l'église de Saint-Georges-le-Grand. Vous ne la suivîtes pas ; à Venise, suivre une femme, c'est chercher un coup de stylet ; mais vous revîntes souvent dans l'église. La jeune fille y revint aussi. Vous fûtes pris d'amour pour elle, elle pour vous. Sans savoir son nom, car vous ne l'avez jamais su, et vous ne le savez pas encore, elle ne s'appelle pour vous que Catarina, vous trouvâtes moyen de lui écrire, elle de vous ré- pondre. Vous obtîntes d'elle des rendez-vous chez une femme nommée la béate Cécilia. Ce fut entre elle et vous un amour éperdu, mais elle resta pure. Cette jeune fille était noble. C'est tout ce que vous saviez d'elle. Une noble vénitienne ne peut épouser qu'un noble vénitien ou un roi ; vous n'êtes pas vénitien et vous n'êtes plus roi. Banni d'ailleurs, vous n'y pouviez aspirer. Un jour elle manqua au rendez- vous ; la béate Cécilia vous apprit qu'on JOURNÉE I — LA CLEF 263 l'avait mariée. Du reste, vous ne pûtes pas plus savoir le nom du mari que vous n'aviez su le nom du père. Vous quittâtes Venise. Depuis ce jour, vous vous êtes enfui par toute l'Italie ; mais l'amour vous a suivi. Vous avez jeté votre vie aux plaisirs, aux distractions, aux folies, aux vices. Inutile. Vous avez tâché d'aimer d'autres femmes, vous avez cru même en aimer d'autres, cette comédienne, par exemple, la Tisbe. Inutile encore. L'ancien amour a toujours reparu sous les nouveaux. Il y a trois mois, vous êtes venu à Padoue avec la Tisbe, qui vous fait passer pour son frère. Le podesta, monseigneur Angelo Malipieri, s'est épris d'elle ; et vous, voici ce qui vous est arrivé. Un soir, le seizième jour de février, une femme voilée a passé près de vous sur le pont Molino, vous a pris la main, et vous a mené dans la rue Sanpiero. Dans cette rue sont les ruines de l'ancien palais Magaruffî, démoli par votre ancêtre Ezzelin III ; dans ces ruines il y a une cabane ; dans cette cabane vous avez trouvé la femme de Venise que vous aimez et qui vous aime depuis sept ans. A partir de ce jour, vous vous êtes rencontré trois fois par semaine avec elle dans cette cabane. Elle est restée tout à la fois fidèle à son amour et à son honneur, à vous et à son mari. Du reste, cachant toujours son nom. Catarina, rien de plus. Le mois passé, votre bonheur s'est rompu brusquement. Un jour, elle n'a point paru à la cabane. Voilà cinq semaines que vous ne l'avez vue. Cela tient à ce que son mari se défie d'elle et la garde en- fermée. — Nous sommes au matin, le jour va paraître. — Vous la cherchez partout, vous ne la trouvez pas, vous ne la trouverez jamais. — Voulez- vous la voir ce soir ? 264 ANGELO RODOLFO, le regardant ûxement. Qui êtes-vous ? HOMODEI. Ah ! des questions ? Je n'y réponds pas. — Ainsi vous ne voulez pas voir aujourd'hui cette femme ? RODOLFO. Si ! si ! la voir ! je veux la voir ! Au nom du ciel ! la revoir un instant et mourir ! HOMODEI. RODOLFO. HOMODEL Vous la verrez. Où? Chez elle. RODOLFO. Mais, dites-moi, elle ? qui est-elle ? son nom ? HOMODEL Je vous le dirai chez elle. RODOLFO. Ah ! vous venez du ciel ! HOMODEL Je n'en sais rien. — Ce soir, au lever de la lune, — à minuit, c'est plus simple, — trouvez- vous à l'angle du palais d'Albert de Baon, rue Santo- Urbano. J'y serai. Je vous conduirai. A minuit. JOURNÉE I — LA CLEF 265 RODOLFO. Merci ! Et vous ne voulez pas me dire qui vous êtes ? HOMODEI. Qui je suis ? L'n idiot. (H sort.) RODOLFO, resté seul. Quel est cet homme ? Ah ! qu'importe ? Minuit ! à minuit ! Qu'il y a loin d'ici minuit ! Oh ! Cata- rina ! pour l'heure qu'il me promet, je lui aurais donné ma vie ! Entre la Tisbe. SCENE V RODOLFO, LA TISBE. LA TISBE. C'est encore moi, Rodolfo. Bonjour ! Je n'ai pu être plus longtemps sans te voir. Je ne puis me séparer de toi ; je te suis partout ; je pense et je vis ])ar toi. Je suis l'ombre de ton corps, tu es l'âme du mien. RODOLFO. Prenez garde, Tisbe, ma famille est une famille fatale. Il y a sur nous une prédiction, une destinée qui s'accomplit presque inévitablement de père en fils. Nous tuons qui nous aime. 266 ANGELO LA TISBE. Eh bien, tu me tueras. Après ? Pourvu que tu m'aimes ! RODOLFO. Tisbe... LA TISBE. Tu me pleureras ensuite. Je n'en veux pas plus. RODOLFO. Tisbe, vous mériteriez l'amour d'un ange, (il lui baise la main et sort' lentement.) LA TISBE, seule. Eh bien ! comme il me quitte ! Rodolfo ! Il s'en va. Qu'est-ce qu'il a donc ? (Regardant vers le banc.) — Ah ! Homodei s'est réveillé ! Homodei paraît au fond du théâtre. SCENE VI LA TISBE, HOMODEI. HOMODEI. Le Rodolfo s'appelle Ezzelino, l'aventurier est un prince, l'idiot est un esprit, l'homme qui dort est un chat qui guette. Œil fermé, oreille ouverte. LA TISBE. Oue dit-il ? JOURNÉE I — LA CLEF 267 HOMODEI, montrant sa guitare. Cette guitare a des fibres qui rendent le son qu'on veut. Le cœur d'un homme, le cœur d'une femme ont aussi des fibres dont on peut jouer. LA TISBE. Qu'est-ce que cela veut dire ? HOMODEI. Madame, cela veut dire que si, par hasard, vous perdez aujourd'hui un beau jeune homme qui a une plume noire à son chapeau, je sais l'endroit où vous pourrez le retrouver la nuit prochaine. LA TISBE. Chez une femme ? HOMODEI. Blonde. LA TISBE. Quoi ! que veux-tu dire ? qui es-tu ? HOMODEI. Je n'en sais rien. LA TISBE. Tu n'es pas ce que je croyais. Malheureuse que je suis ! Ah ! le podesta s'en doutait, tu es un homme redoutable ! Qui es-tu ? oh ! qui es-tu ? Rodolfo chez une femme ! la nuit prochaine ! C'est là ce que tu veux dire ! hein ? est-ce là ce que tu veux dire ? 268 ANGELO HOMODEI. Je n'en sais rien. LA TISBE Ah ! tu mens ! C'est impossible, Rodolfo m'aime. HOMODEI. Je n'en sais rien. LA TISBE. Ah ! misérable ! ah ! tu mens ! Comme il ment ! Tu es un homme payé. Mon Dieu, j'ai donc des ennemis, moi ! Mais Rodolfo m'aime. Va, tu ne parviendras pas à m'alarmer. Je ne te crois pas. Tu dois être bien furieux de voir que ce que tu me dis ne me fait aucun effet. HOMODEI. \'^ous avez remarqué sans doute que le podesta, monseigneur Angelo Malipieri, porte à sa chaîne de cou un petit bijou en or artistement travaillé. Ce bijou est une clef. Feignez d'en avoir envie comme d'un bijou. Demandez-la-lui sans lui dire ce que nous en voulons faire. LA TISBE. Une clef, dis-tu ? Je ne la demanderai pas. Je ne demanderai rien. Cet infâme, qui voudrait me faire soupçonner Rodolfo ! Je ne veux pas de cette clef ! Va-t'en, je ne t'écoute pas. HOMODEI. Voici justement le podesta qui vient. Quand vous aurez la clef, je vous expliquerai comment JOURNÉE I — LA CLEF 269 il faudra \'ous en servii" la nuit prochaine. Je reviendrai dans un quart d'heure. LA TISBE. Misérable ! tu ne m'entends donc pas ? je te dis que je ne veux point de cette clef. J'ai confiance en Rodolfo, moi. Cette clef, je ne m'en occupe point. Je n'en dirai pas un mot au podesta. Et ne reviens pas, c'est inutile ! je ne te crois pas. HOMODEI. Dans un quart d'heure. Il sort. Entre .\ngelo. SCÈNE VII LA TISBE. ANGELO. LA TISBE. Ah ! vous voilà, monseigneur. Vous cherchez quelqu'un ? ANGELO. Oui, Virgilio Tasca, à qui j'avais un mot à dire. LA TISBE. Eh bien, êtes-vous toujours jaloux ? ANGELO. Toujours, madame. 270 ANGELO LA TISBE. Vous êtes fou. A quoi bon être jaloux ? Je ne comprends pas qu'on soit jaloux. J'aimerais un homme, moi, que je n'en serais certainement pas jalouse. ANGELO. C'est que vous n'aimez personne. LA TISBE. Si. J'aime quelqu'un. ANGELO. Qui? LA TISBE. Vous. ANGELO. Vous m'aimez ! est-il possible ? Ne vous jouez pas de moi, mon Dieu ! Oh ! répétez-moi ce que vous m'avez dit là. LA TISBE. Je vous aime. (Il s'approche d'elle avec ravissement. Elle prend la chaîne qu'il porte au cou.) — Tiens! qu'est-ce donc que ce bijou ? Je ne l'avais pas encore remarqué. C'est joli. Bien travaillé. Oh ! mais c'est ciselé par Benvenuto. Charmant i Qu'est- ce que c'est donc ? C'est bon pour une femme, ce bijou-là. ANGELO. Ah ! Tisbe, vous m'avez rempli le cœur de joie avec un mot ! JOURNÉE I — LA CLEF 271 LA TISBE. C'est bon, c'est bon. Mais dites-moi donc ce que c'est que cela. ANGELO. Cela, c'est une clef. LA TISBE. Ah ! c'est une clef. Tiens, je ne m'en serais jamais doutée. Ah ! oui, je vois, c'est avec ceci qu'on ouvre. Ah ! c'est une clef. ANGELO. Oui, ma Tisbe. LA TISBE. Ah bien, puisque c'est une clef, je n'en veux pas, gardez-la. ANGELO. Quoi ! est-ce que vous en aviez envie, Tisbe ? LA TISBE. Peut-être. Comme d'un bijou bien ciselé. ANGELO. Oh ! prenez-la. (Il détache la clef du collier.) LA TISBE. Non. Si j'avais su que ce fût une clef, je ne vous en aurais pas parlé. Je n'en veux pas, vous dis-je. Cela vous sert peut-être. 272 ANGELO ANGELO. Oh ! bien rarement. D'ailleurs, j'en ai une autre. Vous pouvez la prendre, je vous jure. LA TISBE. Non, je n'en ai plus envie. Est-ce qu'on ouvre des portes avec cette clef-là ? elle est bien petite. ANGELO. Cela ne fait rien ; ces clefs-là sont faites pour des serrures cachées. Celle-ci ouvre plusieurs portes, entre autres celle d'une chambre à coucher. LA TISBE. VTaiment ! Allons ! puisque vous l'exigez abso- lument, je la prends. (Elle prend la clef.) ANGELO. Oh ! merci. Quel bonheur ! vous avez accepté quelque chose de moi ! merci ! LA TISBE. Au fait, je me souviens que l'ambassadeur de France à Venise, M. de Montluc, en avait ime à peu près pareille. Avez-vous connu M. le maréchal de Montluc ? Un homme de grand esprit, n'est-ce pas ? Ah ! vous autres nobles, vous ne pouvez parler aux ambassadeurs. Je n'y songeais pas. C'est égal, il n'était pas tendre aux huguenots, ce M. de Montluc. Si jamais ils lui tombent dans les JOURNÉE I — LA CLEF 273 mains! C'est un fier catholique! — Tenez, mon- seigneur, je crois que voilà Virgilio Tasca qui vous cherche, là-bas, dans la galerie... ANGELO. Vous croyez ? LA TISBE. N'aviez- vous pas à lui parler ? ANGELO. Oh ! maudit soit-il de m'arracher d'auprès de vous ! LA TISBE, lui montrant la galerie. Par là. ANGELO, lui baisant la main. Ah ! Tisbe, vous m'aimez donc ! LA TISBE. Par là, par là. Tasca vous attend. Angelo sort. Homodei paraît au fond du théâtre. La Tisbe court à lui. SCÈNE VIII LA TISBE, HOMODEI. LA TISBE. J'ai la clef ! 274 ANGELO HOMODEI. Voyons. (Examinant la clef.) — Oui, c'est bien cela. — II y a, dans le palais du podesta, une galerie qui regarde le ponL Molino. Cachez-vous-y ce soir. Derrière un meuble, derrière une tapisserie, où vous voudrez. A deux heures après minuit, je viendrai vous y chercher. LA TISBE, lui donnant sa bourse. Je te récompenserai mieux. En attendant, prends cette bourse. HOMODEI. Comme il vous plaira. Mais laissez-moi finir. A deux heures après minuit. Je viendrai vous chercher. Je vous indiquerai la première porte que vous aurez à ouvrir avec cette clef. Après quoi je vous quitterai. Vous poun-ez faire le reste sans moi ; vous n'aurez qu'à aller devant vous. LA TISBE. Qu'est-ce que je trouverai après la première porte ? HOMODEI. Une seconde, que cette clef ouvre également. LA TISBE. Et après la seconde ? JOURNÉE I — LA CLEF 275 HOMODEI. Une troisième. Cette clef les ouvre toutes. LA TISBE. Et après la troisième ? HOMODEI. Vous verrez. 276 ANGELO DEUXIÈME JOURNÉE LE CRUCIFIX Une chambre richement tendue d'écarlate rehaussée d'or. Dans un angle, à gauche, un lit magnifique sur une estrade et sous un dais porté par des colonnes torses. Aux quatre coins du dais pendent des rideaux cramoisis qui peuvent se fermer et cacher entièrement le lit. A droite, dans l'angle, une fenêtre ouverte. Du même côté, une porte masquée dans la tenture ; auprès, un prie-Dieu, au-dessus duquel pend accroché au mur un crucifix en cui\Te poli. Au fond, une grande porte à deux battants. Entre cette porte et le lit une autre porte petite et très ornée. Table, fauteuils, flambeaux, un grand dressoir. Dehors jardins, clochers, clair de lune. Une angélique sur la table. SCÈNE PREMIÈRE UAFNE, REGINELLA, puis HOMODEI. REGINELLA. Oui, Dafne, c'est certain. C'est Troïlo, l'huissier de nuit, qui me l'a conté. La chose s'est passée tout récemment, au dernier voyage que madame a fait à Venise. Un sbire, un infâme sbire ! s'est permis d'aimer madame, de lui écrire, Dafne, de chercher à la voir. Cela se conçoit-il ? Madame l'a fait chasser, et a bien fait. JOURNÉE II — LE CRUCIFIX 277 DAFNE, entr' ouvrant la porte près du prie-Dieu. C'est bien, Reginella. ^lais madame attend son livre d'heures, tu sais. REGINELLA, rangeant quelques livres sur la table. Quant à l'autre aventure, elle est plus terrible, et j'en suis sûre aussi. Pour avoir averti son maître qu'il avait rencontré im espion dans la maison, ce pauvre Palinuro est mort subitement dans la même soirée. Le poison, tu comprends. Je te con- seille beaucoup de prudence. D'abord, il faut prendre garde à ce qu'on dit dans ce palais. Il y a toujours quelqu'un dans le mur qui vous entend. DAFNE. Allons, dépêche-toi donc, nous causerons une autre fois. Madame attend. REGINELLA, rangeant toujoiurs et les yeux fixés sur la table. Si tu es si pressée, va devant. Je te suis. (Datne sort et referme la porte sans que Reginella s'en aperçoive.) — Mais, vois-tu, Dafne, je te recommande le silence dans ce ïnaudit palais. Il n'y a que cette chambre où l'on soit en sûreté. Ah ! ici, du moins, on est tranquille. On peut dire tout ce qu'on veut. C'est le seul endroit où, quand on parle, on soit sûr de ne pas être écouté. Pendant qu'elle prononce ces derniers mots, un dressoir adossé au mur à droite tourne sur lui-même, donne passage à Homodei sans qu'elle s'en aperçoive, et se referme. 2/8 ANGELO HOMODEI. C'est le seul endroit où, quand on parle, on soit sûr de ne pas être écouté. REGINE LLA, se retournant. Ciel! HOMODEI. Silence ! (il entr'ouvre sa robe et décomTe son pourpoint de velours noir, où sont brodtes en argent ces trois lettres C. D. X. Reginella regarde les lettres et rhomme avec terreur.) — Lorsqu'on a n-u l'un de nous et qu'on laisse deviner à qui que ce soit par un signe quelconque qu'on nous a vus, avant la fin du jour on est mort. — On parle de nous dans le peuple, tu dois savoir que cela se passe ainsi. REGIXELLA. Jésus ! Mais par quelle porte est -il entré ? HOMODEI. Par aucune. REGINELLA. Jésus ! HOMODEI. Réponds à toutes mes questions et ne me trompe sur rien. Il y va de ta vie. Où donne cette porte ? (il montre la grande porte du fond.) REGINELLA. Dans la chambre de nuit de monseigneur. JOURNÉE II — LE CRUCIFIX 279 HOMODEI, montrant la petite porte près do la grande. Et celle-ci ? RI'XtINELLA. Dans un escalier secret qui coinniuniquc avec les galeries du palais. Monseigneur seul en a la clef. H().Mf)l>liI, df'-sigiiant la porte près du prie-Dieu. Et celle-ci ? Ki:(.IN'JsI,LA. Dans l'oratoire de madame. HOMODEI. Y a-t-il tmc issue à cet oratoire ? REGINELLA. Non. L'oratoire est dans une tourelle. Il n'y a qu'une fenêtre grillée. HOMODEI, allant à la fenêtre. Qui est au niveau de celle-ci. C'est bien. Quatre- vingts pieds de mur à pic, et la Brenta au bas. Le grillage est du luxe. — Mais il y a un petit escalier dans cet' oratoire. Où monte-t-il ? REGINELLA. Dans ma chambre, qui est aussi celle de Dafne, monseigneur. HOMODEL Y a-t-il une issue à cette chambre ? 28o ANGELO REGI NE LL A. Non, monseigneur. Une fenêtre grillée, et pas d'autre porte que celle qui descend dans l'oratoire. HOMODEI. Dès que ta maîtresse sera rentrée, tu monteras dans ta chambre, et tu y resteras sans rien écouter et sans rien dire. REGI NE LL A. J'obéirai, monseigneur. HOMODEI. Où est ta maîtresse ? REGINELLA. Dans l'oratoire. Elle fait sa prière. HOMODEI. Elle reviendra ici ensuite ? REGINELLA. Oui, monseigneur. HOMODEI. Pas avant une demi-heure ? REGINELLA. Non, monseigneur. JOURNÉE II — LE CRUCIFIX 281 HOMODEI. C'est bien. Va-t'en. — Surtout, silence ! Rien de ce qui va se passer ici ne te regarde. Laisse tout faire sans rien dire. Le chat joue avec la souris, qu'est-ce que cela te fait ? Tu ne m'as pas vu, tu ne sais pas que j'existe. Voilà. Tu comprends? Si tu hasardes un mot, je l'entendrai ; un clin d'oeil, je le verrai ; un geste, un signe, un serrement de main, je le sentirai. \'a, maintenant. REGINELLA. Oh mon Dieu î qui est-ce donc qui va mourir ici ? HOMODEI. Toi, si tu parles. (Au signe de Homodei, elle sort par la petite porte près du prie-Dieu. Quand elle est sortie, Homodei s'approche du dressoir, qui tourne de nouveau sur lui-même et laisse voir un couloir obscur.) — Monseigneur Rodolfo ! vous pouvez venir à présent. Neuf marches à monter. On entend des pas dans l'escalier que masque le dressoir. Rodolfo paraît. SCÈNE II HOMODEI ; RODOLFO, enveloppé d'un manteau. HOMODEI. Entrez. RODOLFO. Où suis-je ? 282 ANGELO HOMODEI. Où vous êtes ? — Peut-être sur la planche de votre écliafaud. RODOLFO. Que voulez-vous dire ? HOMODEI. Est -il venu jusqu'à vous qu'il y a dans Pad.oue une chambre, chambre redoutable, quoique pleine de fleurs, de parfums et d'amour peut-être, où nul homme ne peut pénétrer, quel qu'il soit, noble ou sujet, jeune ou vieux, car y entrer, en entr'ou- vrir la porte seulement, c'est un crime puni de mort ? RODOLFO. Oui, la chambre de la femme du podesta. HOMODEI. Justement. RODOLFO. Eh bien, cette chambre ?... HOMODEI. Vous y êtes. RODOLFO. Chez la femme du podesta ! HOMODEI. Oui. JOURNÉE II — LE CRUCIFIX 283 RODOLFO. Celle que j'aime ?... HOMODEI. S'appelle Catarina Bragadini, femme d'Angelo Malipieri, podesta de Padoue. RODOLFO. Est-il possible ? Catarina Bragadini ! la femme du podesta ! HOMODEI. Si vous avez peur, il est temps encore, voici la porte ouverte, allez- vous-en. RODOLFO. Peur pour moi, non ; mais j)our elle. Qui est-ce qui me répond de vous ? HOMODEL Ce qui vous répond de moi, je vais vous le dire, puisque vous le voulez. Il y a huit jours, à une heure avancée de la nuit, vous passiez sur la place de San-Prodocimo. Vous étiez seul. Vous avez entendu un bruit d'épées et des cris derrière l'église, V^ous y avez couru. RODOLFO. Oui, et j'ai débarrassé de trois assassins qui l'allaient tuer un homme masqué... 284 ANGELO HOMODEI. Lequel s'en est allé sans vous dire son nom et sans vous remercier. Cet homme masqué, c'était moi. Depuis cette nuit-là, monseigneur Ezzelino, je vous veux du bien. Vous ne me connaissez pas, mais je vous connais. J'ai cherché à vous rap- procher de la femme que vous aimez. C'est de la reconnaissance. Rien de plus. Vous fiez-vous à moi, maintenant ? RODOLFO. Oh ! oui ! oh ! merci ! Je craignais quelque tra- hison pour elle. J'avais un poids sur le cœur, tu me l'ôtes. Ah ! tu es mon ami, mon ami à jamais ! Tu fais plus pour moi que je n'ai fait pour toi. Oh ! je n'aurais pas vécu plus longtemps sans voir Catarina. Je me serais tué, vois-tu, je me serais damné. Je n'ai sauvé que ta vie ; toi, tu sauves mon cœur, tu sauves mon âme ! HOMODEI. Ainsi vous restez ? RODOLFO. Si je reste ! si je reste ! je me fie à toi, te dis-je ! Oh ! la revoir ! elle ! une heure, une minute, la revoir ! Tu ne comprends donc pas ce que c'est que cela, la revoir ! — Où est-elle ? HOMODEI. Là. dans son oratoire. JOURNÉE II — LE CRUCIFIX 285 RODOLFO. Où la re\-errai-je ? Ici. HOMODEI. Quand ? RODOLFO. HOMODEI. Dans un quart d'heure. Oh ! mon L Dieu RODOLFO. ! HOMODEI, lui montrant toutes les portes l'une après l'autre. Faites attention. Là, au fond, est la chambre de nuit du podesta. Il dort en ce moment, et rien ne veille à cette heure dans le palais, hors madame Catarina et nous. Je pense que vous ne risquez rien cette nuit. Quant à l'entrée qui nous a servi, je ne puis vous en communiquer le secret qui n'est connu que de moi seul, mais au matin il vous sera aisé de vous échapper, (.\iiant au fond.) — Cela donc est la porte du mari. Quant à vous, seigneur Rodolfo, qui êtes l'amant (il montre la fenêtre), — je ne vous conseille pas d'user de celle-ci. En aucvm cas. Quatfevingts pieds à pic, et la rivière au fond. A présent, je vous laisse. RODOLFO. \'ous m'avez dit dans un quart d'heure ? HOMODEI. Oui. 286 ANGELO RODOLFO. Viendra-t-elle seule ? HOMODEI. Peut-être que non. Mettez-vous à l'écart quelques instants, RODOLFO. Où? HOMODEI. Derrière le lit. Ah ! tenez ! sur le balcon. Vous vous montrerez quand vous le jugerez à propos. Je crois qu'on remue les chaises dans l'oratoire. Madame Catarina va rentrer. Il est temps de nous séparer. Adieu. RODOLFO, près du balcon. Qui que vous soyez, après un tel service, vous pourrez désormais disposer de tout ce qui est à moi, de mon bien, de ma vie ! (il se place sur le balcon, où il disparaît.) HOMODEI, revenant sur le devant du théâtre. A part. Elle n'est plus à vous, monseigneur. Il regarde si Rodolfo ne le voit plus, puis il tire de sa poitrine une lettre qu'il dépose sur la table. Il sort par l'entrée secrète, qui se referme sur lui. — Entrent par la porte de l'oratoire Catarina et Dafne. Catarina en costume de femme noble vénitienne. JOURNÉE II — LE CRUCIFIX 287 SCÈNE III CATARINA, DAFNE ; RODOLFO, caché sur le balcon. CATARINA. Plus d'un mois ! sais-tu qu'il y a plus d'un mois, Dafne ? Oh ! c'est donc fini. Encore si je pouvais dormir, je le verrais peut-être en rêve. Mais je ne dors plus. Où est Reginella ? DAFNE. Elle vient de monter dans sa chambre, où elle s'est mise en prière. Vais-je l'appeler pour qu'elle vienne servir madame ? CATARINA. Laisse-la servir Dieu. Laisse-la prier. Hélas ! moi, cela ne me fait rien de prier ! DAFNE. Fermerai -je cette fenêtre, madame ? CATARINA. Cela tient à ce que je souffre trop, vois-tu, ma pauvre Dafne. Il y a pourtant cinq semaines, cinq semaines éternelles que je ne l'ai vu ! — Non, ne ferme pas la fenêtre. Cela me rafraîchit un peu. J'ai la tête brûlante. Touche. — Et je ne le verrai plus ! Je suis enfermée, gardée, en prison. C'est fini. Pénétrer dans cette chambre, c'est un crime 288 ANGELO de mort. Oh î je ne voudrais pas même le voir Le voir ici ! je tremble rien que d'y songer. Hélas, mon Dieu ! cet amour était donc bien coupable, mon Dieu ! Pourquoi est-il revenu à Padoue ? pourquoi me suis-je laissé reprendre à ce bonheur qui devait durer si peu ? Je le voyais une heure de temps en temps. Cette heure, si étroite et si vite fermée, c'était le seul soupirail par où il entrait un peu d'air et de soleil dans ma vie. Maintenant tout est muré. Je ne verrai plus ce visage d'où le jour me venait. Oh ! Rodolfo ! Dafne, dis-moi la vérité, n'est-ce pas que tu crois bien que je ne le verrai plus ? DAFNE. Madame... CATARINA. Et puis, moi, je ne suis pas comme les autres femmes. Les plaisirs, les fêtes, les distractions, tout cela ne me ferait rien. Moi, Dafne, depuis sept ans, je n'ai dans le cœur qu'une pensée, l'amour, qu'un sentiment, l'amour, qu'un nom, Rodolfo. Quand je regarde en moi-même, j'y trouve Rodolfo, toujours Rodolfo, rien que Ro- dolfo ! Mon âme est faite à son image. Vois-tu, c'est impossible autrement. Voilà sept ans que je l'aime. J'étais toute jeune. Comme on vous marie sans pitié ! Par exemple, mon mari, eh bien, je n'ose seulement pas lui parler. Crois-tu que cela fasse une vie bien heureuse ? Quelle position que la mienne ! Encore si j'avais ma mère. DAFNE. Chassez donc toutes ces idées tristes, madame. JOURNÉE II — LE CRUCIFIX 289 CATARINA. Oh ! par des soirées pareilles, Dafne, nous avons passé, lui et moi, de bien douces heures. Est-ce que c'est coupable tout ce que je te dis là de lui ? Non, n'est-ce pas ? Allons, mon chagrin t'afiflige, je ne veux pas te faire de peine. Va dormir. Va retrouver Reginella. DAFNE. Est-ce que madame ?... CATARINA. Oui, je me déferai seule. Dors bien, ma bonne Dafne. Va. DAFNE. Que le ciel vous garde cette nuit, madame ! Elle sort par la porte de l'oratoire. SCÈNE IV CATARINA ; RODOLFO, d'abord sur le balcon. " CATARINA, seule. Il y avait une chanson qu'il chantait. Il la chantait à mes pieds avec une voix si douce ! Oh ! il y a des moments où je voudrais le voir. Je donnerais mon sang pour cela ! Ce couplet surtout qu'il m'adressait. (Elle prend la guitare.) — Voici l'air, je crois. (Elle joue quelques mesures d'une musique mélancolique.) — Je voudrais me rappeler les paroles. 10 / 290 ANGELO Oh ! je vendrais mon âme pour les lui entendre chanter, à lui, encore une fois ! sans le voir, de là-bas, d'aussi loin qu'on voudrait. Mais sa voix ! entendre sa voix ! RODOLFO, du balcoQ où il est caché. Il chante. Mon âme à ton cœur s'est donnée, Je n'existe qu'à ton côté ; Car une même destinée Nous joint d'un lien enchanté ; Toi l'harmonie, et moi la lyre ; Moi l'arbuste, et toi le zéphire ; Moi la lèvre, et toi le sourire ; Moi l'amour, et toi la beauté ! Ciel! CATARINA, laissant tomber la guitare. RODOLFO, continuant, toujours caché. Tandis que l'heure S'en va fuyant, Mon chant qui pleure Dans l'ombre effleure Ton front riant. Rodolfo ! CATARINA. RODOLFO, paraissant et jetant son manteau sur le balcon derrière lui. Catarina ! (il vient tomber à ses pieds.) CATARINA. Vous êtes ici ? Comment ! vous êtes ici ? Oh ! Dieu ! je meurs de joie et d'épouvante ! Rodolfo ! savez-vous où vous êtes ? Est-ce que vous vous JOURNÉE II — LE CRUCIFIX 291 figurez que vous êtes ici dans une chambre comme une autre, malheureux ? Vous risquez votre tête. RODOLFO. Que m'importe ! Je serais mort de ne plus vous voir, j'aime mieux mourir pour vous avoir revue. CATARINA. Tu as bien fait. Eh bien, oui, tu as eu raison de venir. Ma tête aussi est risquée. Je te revois, qu'importe le reste ! Une heure avec toi, et ensuite que ce plafond croule, s'il veut ! RODOLFO. D'ailleurs le ciel nous protégera, tout dort dans le palais, il n'y a pas de raison pour que je ne sorte pas comme je suis entré. CATARINA. Comment as-tu fait ? RODOLFO. C'est un hornme auquel j'ai sauvé la vie... Je vous expliquerai cela. Je suis sûr des moyens que j'ai employés. CATARINA. N'est-ce pas ? oh ! si tu es sûr, cela suffit. Oh ! Dieu ! mais regarde-moi donc, que je te voie ! RODOLFO. Catarina ! 292 ANGELO CATARINA. Oh ! ne pensons plus qu'à nous, toi à moi, moi à toi. Tu me trouves bien changée, n'est-ce pas ? Je vais t'en dire la raison, c'est que depuis cinq semaines je n'ai fait que pleurer. Et toi, qu'as-tu fait tout ce temps-là ? As-tu été bien triste au moins ? Quel effet cela t'a-t-il fait, cette séparation? Dis-moi cela. Parle-moi. Je veux que tu me parles. RODOLFO. 0 Catarina ! être séparé de toi, c'est avoir les ténèbres sur les yeux, le vide au cœur ! c'est sentir qu'on meurt un peu chaque jour ! c'est être sans lampe dans un cachot, sans étoile dans la nuit ! c'est ne plus vivre, ne plus penser, ne plus savoir rien ! Ce que j'ai fait, dis-tu ? je l'ignore. Ce que j'ai senti, le voilà. CATARINA. Eh bien, moi aussi ! eh bien, moi aussi ! eh bien, moi aussi ! Oh ! je vois que nos cœurs n'ont pas été séparés. Il faut que je te dise bien des choses. Par où commencer ? On m'a enfermée. Je ne puis plus sortir. J'ai bien souffert. Vois-tu, il ne faut pas t'étonner si je n'ai pas tout de suite sauté à ton cou, c'est que j'ai été saisie. Oh ! Dieu ! quand j'ai entendu ta voix, je ne puis pas te dire, je ne savais plus où j'étais. Voyons, assieds-toi là, tu sais ? comme autrefois. Parlons bas seulement. Tu resteras jusqu'au matin. Dafne te fera sortir. Oh ! quelles heures délicieuses ! Eh bien, maintenant, je n'ai plus peur du tout, tu m'as pleinement rassurée. Oh ! je suis joyeuse de te voir. Toi ou le paradis, je choisirais toi. Tu demanderas à JOURNÉE II — LE CRUCIFIX 293 Dafne comme j'ai pleuré ! Elle a bien eu soin de moi, la pauvre fille. Tu la remercieras. Et Regi- nella aussi. Mais dis-moi, tu as donc découvert mon nom ? Oh ! tu n'es embarrassé de rien, toi. Je ne sais pas ce que tu ne ferais pas quand tu veux une chose. Oh ! dis, auras-tu moyen de revenir ? RODOLFO. Oui. Et comment vivrais-je sans cela ? Catarina, je t' écoute avec ravissement. Oh ! ne crains rien. Vois comme cette nuit est calme. Tout est amour en nous, tout est repos autour de nous. Deux âmes comme les nôtres qui s'épanchent l'une dans l'autre, Catarina, c'est quelque chose de limpide et de sacré que Dieu ne voudrait pas troubler ! Je t'aime, tu m'aimes, et Dieu nous voit ! Il n'y a que nous trois d'éveillés à cette heure. Ne crains rien. CATARINA. Non! Et puis il y a des moments où l'on oublie tout. On est heureux, on est ébloui l'un de l'autre. Vois, Rodolfo : séparés, je ne suis qu'une pauvre femme prisonnière, tu n'es qu'un pauvre homme banni ; ensemble, nous ferions envie aux anges ! Oh ! non, ils ne sont pas tant au ciel que nous. Rodolfo, on ne meurt pas de joie, car je serais morte. Tout est mêlé dans ma tête. Je t'ai fait mille questions tout à l'heure, je ne puis plus me rappeler un mot de ce que je t'ai dit. T'en souviens- tu, toi, seulement ? Quoi ! ce n'est pas un rêve ? Vraiment, tu es là, toi ! RODOLFO. Pauvre amie ! 294 AN^ELO CATARINA. Non, tiens, ne me parle pas, laisse-moi ras- sembler mes idées, laisse-moi te regarder, mon âme ! laisse-moi penser que tu es là. Tout à l'heure je te répondrai. On a des moments comme cela, tu sais, où l'on veut regarder l'homme qu'on aime et lui dire : Tais-toi, je te regarde ! tais-toi, je t'aime ! tais-toi, je suis heureuse ! (il lui baise la main. Elle se retourne et aperçoit la lettre qui est sur la table.) — Qu'est-ce que c'est que cela ? O mon Dieu ! Voici un papier qui me réveille ! Une lettre ! Est-ce toi qui as mis cette lettre là ? RODOLFO. Non. Mais c'est sans doute l'homme qui est venu avec moi. CATARINA. Il est venu un homme avec toi ! Qui ? Voyons ! Qu'est-ce que c'est que cette lettre ? (Elle décachette avidement la lettre et lit.) — «Il y a deS gens qui ne s'enivrent que de vin de Chypre. Il y en a d'autres qui ne jouissent que de la vengeance raffinée. Madame, un sbire qui aime est bien petit, un sbire qui se venge est bien grand. » — RODOLFO. Grand Dieu ! qu'est-ce que cela veut dire ? CATARINA. Je connais l'écriture. C'est un infâme qui a osé m'aimer, et me le dire, et venir un jour chez moi, JOURNÉE II — LE CRUCIFIX 295 à Venise, et que j'ai fait chasser. Cet homme s'appelle Homodei. RODOLFO. En effet. CATARINA. C'est un espion du conseil des Dix. RODOLFO. Ciel ! CATARINA. Nous sommes perdus ! Il y a un piège, et nous y sommes pris. (Elle va au balcon et regarde.) — Ah ! Dieu! RODOLFO. Quoi? CATARINA. Éteins ce flambeau. Vite ! RODOLFO, éteignant le flambeau. Qu'as-tu ? CATARINA. La galerie qui donne sur le pont Molino... RODOLFO. Eh bien ? CATARINA. Je viens d'y voir paraître et disparaître une lumière. 296 ANGELO RODOLFO. Misérable insensé que je suis ! Catarina, la cause de ta perte, c'est moi ! CATARINA. Rodolfo, je serais venue à toi comme tu es venu a moi. (Prêtant l'oreille à la petite porte du fond.) — Silence ! Écoutons. — Je crois entendre du bruit dans le corridor. Oui, on ouvre une porte, on marche ! — Par où es-tu entré ? RODOLFO. Par une porte masquée, là, que ce démon a refermée. CATARINA. Que faire ? RODOLFO. Cette porte ?... CATARINA. Donne chez mon mari ! RODOLFO. La fenêtre ?... Un abîme ! Cette porte-ci ? CATARINA. RODOLFO. CATARINA. C'est mon oratoire, où il n'y a pas d'issue. Aucun moyen de fuir. C'est égal, entres-y. (Elle ouvre JOURNÉE II — LE CRUCIFIX 297 l'oratoire, Rodolfo s'y précipite. Elle referme la porte. Restée seule.) — Fermons-la à double tour. (Elle prend la clef qu'elle cache dans sa poitrine.) — Q^l Sait ce qui va arriver ? Il voudrait peut-être me porter secours. Il sortirait, il se perdrait. (Elle va à la petite porte du fond.) — Je n'entends plus rien. Si ! on marche. On s'arrête. Pour écouter sans doute. Ah ! mon Dieu ! feignons toujours de dormir. (Elle quitte sa robe de surtout et se jette sur le lit.) — Ah ! mon Dieu ! je tremble. On met une clef dans la serrure. Oh ! je ne veux pas voir ce qui va entrer ! (Elle ferme les rideaux du lit. La porte s'ouvTe.) SCÈNE V CATARINA, LA TISBE. Entre la Tisbe, pâle, une lampe à la main. Elle avance à pas lents, regardant autour d'elle. Arrivée à la table, elle examine le flambeau qu'on vient d'éteindre. LA TISBE. Le flambeau fume encore. (Elle se tourne, aperçoit le lit, y court et tire le rideau.) — Elle est seule. Elle fait semblant de dormir. (Elle se met à faire le tour de la chambre, examinant les portes et le mur.) — Ceci est la porte du mari. (Heurtant du revers de la main sur la porte de l'oratoire qui est masquée dans la tenture.) — Il y a ici une porte. Catarina s'est dressée sur son séant et la regarde faire avec stupeur. CATARINA. Qu'est-ce que c'est que ceci ? 298 ANGELO LA TISBE. Ceci ? ce que c'est ? Tenez, je vais vous le dire. C'est la maîtresse du podesta qui tient dans ses mains la femme du podesta. CATARINA. Ciel ! LA TISBE. Ce que c'est que ceci, madame ? C'est une comé- dienne, une fille de théâtre, une baladine, comme vous nous appelez, qui tient dans ses mains, je viens de vous le dire, une grande dame, une femme mariée, une femme respectée, une vertu ! qui la tient dans ses mains, dans ses ongles, dans ses dents ! qui peut en faire ce qu'elle voudra, de cette grande dame, de cette bonne renommée dorée, et qui va la déchirer, la mettre en pièces, la mettre en lambeaux, la mettre en morceaux ! Ah ! mesdames les grandes dames, je ne sais pas ce qui va arriver, mais ce qui est sûr, c'est que j'en ai une là sous mes pieds, une de vous autres ! et que je ne la lâcherai pas ! et qu'elle peut être tranquille ! et qu'il aurait mieux valu pour elle la foudre sur sa tête que mon visage devant le sien ! Dites donc, madame, je vous trouve hardie d'oser lever les yeux sur moi quand vous avez un amant chez vous ! CATARINA. Madame... LA TISBE. Caché ! CATARINA. \'ous VOUS trompez ! JOURNÉE II — LE CRUCIFIX 299 LA TISBE. Ah ! tenez, ne niez pas. Il était là ! Vos places sont encore marquées par vos fauteuils. Vous auriez dû les déranger au moins. Et que vous disiez-vous ? Mille choses tendres, n'est-ce pas ? mille choses charmantes, n'est-ce pas ? Je t'aime ! je t'adore ! je suis à toi !... — Ah ! ne me touchez pas, madame ! CATARINA. Je ne puis comprendre... LA TISBE. Et vous ne valez pas mieux que nous, mesdames ! Ce que nous disons tout haut à un homme en plein jour, vous le lui balbutiez honteusement la nuit. Il n'y a que les heures de changées ! Nous vous prenons vos maris, vous nous prenez nos amants. C'est une lutte. Fort bien. Luttons ! Ah ! fard, hypocrisie, trahisons, vertus singées, fausses femmes que vous êtes ! Non, pardieu ! vous ne nous valez pas ! Nous ne trompons personne, nous ! Vous, vous trompez le monde, vous trompez vos famiUes, vous trompez vos maris, vous tromperiez le bon Dieu, si vous pQuviez ! Oh ! les vertueuses femmes qui passent voilées dans les rues ! Elles vont à l'église, rangez-vous donc ! inclinez-vous donc ! prosternez-vous donc ! Non, ne vous rangez pas, ne vous inclinez pas, ne vous prosternez pas, allez droit à elles, arrachez le voile, derrière le voile il y a un masque, arrachez le masque, derrière le masque il y a une bouche qui ment ! — Oh ! cela m'est égal, je suis la maîtresse du podesta, et vous êtes sa femme, et je veux vous perdre ! )0 ANGELO CATARIXA. Grand Dieu ! madame... Où est-il ? LA TISBE. Qui? CATARINA. Lui! LA TISBE. CATARINA. Je suis seule ici. Vraiment seule. Toute seule. Je ne comprends rien à ce que vous me demandez. Je ne vous connais pas, mais vos paroles m.e glacent d'épouvante, madame ! Je ne sais pas ce que j'ai fait contre vous. Je ne puis croire que vous ayez un intérêt dans tout ceci... LA TISBE. Si j'ai un intérêt dans ceci ! Je le crois bien, que j'en ai un ! Vous en doutez, vous ! Ces femmes vertueuses sont incroyables ! Est-ce que je vous parlerais comme je viens de vous parler, si je n'avais pas la rage au cœur ! Qu'est-ce que cela me fait, à moi, tout ce que je vous ai dit ? Qu'est-ce que cela me fait que vous soyez une grande dame et que je sois une comédienne ? Cela m'est bien égal, je suis aussi belle que vous ! J'ai la haine dans le cœur, te dis-je, et je t'insulte comme je peux ! Où est cet homme ? Le nom de cet homme ? Je veux voir cet homme ! Oh ! quand je pense qu'elle faisait semblant de dormir ! Véritablement, c'est infâme ! JOURNÉE II — LE CRUCIFIX 301 CATARINA. Dieu ! mon Dieu ! qu'est-ce que je vais devenir ? Au nom du ciel, madame ! si vous saviez... LA TISBE. Je sais qu'il y a là une porte ! je suis sûre qu'il est là ! CATARINA. C'est mon oratoire, madame. Rien autre chose. Il n'y a personne, je vous le jure. Si vous saviez ! on vous a trompée sur mon compte. Je vis retirée, isolée, cachée à tous les yeux... LA TISBE. Le voile ! CATARINA. C'est mon oratoire, je vous assure. Il n'y a là que mon prre-Dieu et mon livre d'heures... LA TISBE. Le masque ! CATARINA. Je vous jure qu'il n'y a personne de caché là, madame ! LA TISBE. La bouche qui ment ! CATARINA. Madame... 302 ANGELO LA TISBE. C'est bien cela. Mais êtes-vous folle de me parler ainsi et d'avoir l'air d'une coupable qui a peur ! Vous ne niez pas avec assez d'assurance. Allons, redressez-vous, madame, mettez-vous en colère, si vous l'osez, et faites donc la femme innocente ! (Elle aperçoit tout à coup le manteau qui est à terre près du balcon, elle y court et le ramasse. ) — Ah ! tenez, cela n'est plus possible. Voici le manteau. CATARINA. Ciel ! LA TISBE. Non, ce n'est pas un manteau, n'est-ce pas ? Ce n'est pas un manteau d'homme ? Malheureusement, on ne peut reconnaître à qui il appartient, tous ces manteaux-là se ressemblent. Allons, prenez garde à vous, dites-moi le nom de cet homme ! CATARINA. Je ne sais ce que vous voulez dire. LA TISBE. C'est votre oratoire, cela ? Eh bien, ouvrez-le- moi. CATARINA. Pourquoi ? LA TISBE. Je veux prier Dieu aussi, moi. Ouvrez. JOURNÉE II — LE CRUCIFIX 303 CATARINA. J'en ai perdu la clef. LA TISBE. Ouvrez donc. CATARINA. Je ne sais pas qui a la clef, LA TISBE. Ah ! c'est votre mari qui l'a ! — Monseigneur An- gelo ! Angelo ! Angelo ! (Elle veut courir à la porte du fond, Catarina se jette devant et la retient.) CATARINA. Non ! vous n'irez pas à cette porte ! Non, vous n'irez pas ! Je ne vous ai rien fait. Je ne vois pas du tout ce que vous avez contre moi. Vous ne me perdrez pas, madame. Vous aurez pitié de moi. Arrêtez un instant. Vous allez voir. Je vais vous expliquer. Un instant, seulement. Depuis que vous êtes là, je suis tout étourdie, tout effraj'ée, et puis vos paroles, tout ce que vous m'avez dit, je suis vraiment troublée, je n'ai pas tout compris, vous m'avez dit que' vous étiez une comédienne, que j'étais une grande dame, je ne sais plus. Je vous jure qu'il n'y a personne là. Vous ne m'avez pas parlé de ce sbire, je suis sûre cependant que c'est lui qui est cause de tout. C'est un homme affreux, qui vous trompe. Un espion ! On ne croit pas un espion ! Oh ! écoutez-moi un instant. Entre femmes, on ne se refuse pas un instant. Un homme que je prierais ne serait pas si bon. Mais vous, ayez pitié. Vous êtes trop belle pour être méchante. 304 ANGELO Je vous disais donc que c'est ce misérable homme, cet espion, ce sbire. Il suffit de s'entendre, vous auriez regret ensuite d'avoir causé ma mort. N'éveillez pas mon mari. Il me ferait mourir. Si vous saviez ma position, vous me plaindriez. Je ne suis pas coupable, pas très coupable, vrai- ment. J'ai peut-être fait quelque imprudence, mais c'est que je n'ai plus ma mère. Je vous avoue que je n'ai plus ma mère. Oh ! ayez pitié de moi, n'allez pas à cette porte, je vous en prie, je vous en prie, je vous en prie ! LA TISBE. C'est fini ! Non ! je n'écoute plus rien ! Mon- seigneur ! monseigneur ! CATARIXA. Arrêtez ! Ah ! Dieu ! Ah ! arrêtez ! Vous ne savez donc pas qu'il va me tuer ! Laissez-moi au moins un instant, encore un petit instant, pour prier Dieu ! Non, je ne sortirai pas d'ici. Voyez-vous, je vais me mettre à genoux là... (lui montrant le crucifix de cuivre au-dessus du prie-Dieu) — devant Ce CrUcifix. (L'œil de la Tisbe s'attache au crucifix.) — Oh! tenez, par grâce, priez à côté de moi. Voulez-vous, dites ? Et puis après, si vous voulez toujoiirs ma mort, si le bon Dieu vous laisse cette pensée-là, vous ferez ce que vous voudrez. LA TISBE. Elle se précipite sur le crucifix et l'arrache du mur. Qu'est-ce que c'e^t que ce crucifix? D'où vous vient-il ? D'où le tenez-vous ? Qui vous l'a donné ? JOURNÉE II — LE CRUCIFIX 305 CATARINA. Quoi ? ce crucifix ? Oh ! je suis anéantie. Oh ! cela ne vous sert à rien de me faire des questions sur ce crucifix ! LA TISBE. Comment est-il en vos mains ? dites vite ! Le flambeau est resté sur une crédence près du balcon. La Tisbe s'en approche et examine le crucifix. Catarina la suit. CATARINA. Eh bien, c'est une femme. Vous regardez le nom qui est au bas. C'est un nom que je ne connais pas, Tisbe, je crois. C'est une pauvre femme qu'on voulait faire mourir. J'ai demandé sa grâce, moi. Comme c'était mon père, il me l'a accordée. A Brescia. J'étais tout enfant. Oh ! ne me perdez pas, ayez pitié de moi, madame ! Alors la femme m'a donné ce crucifix, en me disant qu'il me porterait bonheur. Voilà tout. Je vous jure que voilà bien tout. Mais qu'est-ce que cela vous fait ? A quoi bon me faire dire des choses inutiles ? Oh ! je suis épuisée ! .LA TISBE, à part. Ciel ! O ma mère ! La porte du fond s'ouvre. Angelo paraît, vêtu d'une robe de nuit. CATARINA, revenant sur le devant du théâtre. Mon mari ! Je suis perdue ! 3o6 ANGELO SCÈNE VI CATARINA, LA TISBE, ANGELO. ANGELO, sans voir la Tisbe, qui est restée près du balcon. Qu'est-ce que cela signifie, madame ? Il me semble que je viens d'entendre du bruit chez vous. CATARINA. Monsieur... ANGELO. Comment se fait-il que vous ne soyez pas, couchée à cette heure ? CATARINA. C'est que... ANGELO. Mon Dieu, vous êtes toute tremblante. Il y a quelqu'un chez vous, madame ! LA TISBE, s' avançant du fond du théâtre. Oui, monseigneur. Moi. ANGELO. Vous, Tisbe ! LA TISBE. Oui, moi. ANGELO. Vous ici ! au milieu de la nuit ! Comment se fait-il que vous soyez ici, que vous y soyez à cette heure, et que madame... JOURNÉE II — LE CRUCIFIX 307 LA TISBE. Soit toute tremblante ? Je vais vous dire cela, monseigneur. Écoutez-moi. La chose en vaut la peine. CATARINA, à part. Allons ! c'est fini. LA TISBE. Voici, en deux mots. Vous deviez être assassiné demain matin. ANGELO. ^ Moi ! 9 LA TISBE. En vous rendant de votre palais au mien. Vous savez que le matin vous sortez ordinairement seul. J'en ai reçu l'avis cette nuit même, et je suis venue en tout-e hâte avertir madame qu'elle eût à vous empêcher de sortir demain. Voilà pourquoi je suis ici, pourquoi j'y suis au milieu de la nuit, et pourquoi madame est toute tremblante. • CATARINA, à part. Grand Dieu ! qu'est-ce que c'est que cette femme ? ANGELO. Est-il possible ? Eh bien, cela ne m'étonne pas. Vous voyez que j'avais bien raison quand je vous parlais des dangers qui m'entourent. Qui vous a donné cet avis ? 3o8 ANGELO LA TISBE. Un homme inconnu, qui a commencé par me faire promettre que je le laisserais évader. J'ai tenu ma promesse. ANGELO. Vous avez eu tort. On promet, mais on fait arrêter. Comment avez-vous pu entrer au palais ? LA TISBE. L'homme m'y a fait entrer. Il a trouvé moyen d'ouvrir une petite porte qui est sous le pont MoHno. ANGELO. Voyez- VOUS cela ! Et pour pénétrer jusqu'ici ? LA TISBE. Eh bien ! et cette clef, que vous m'avez donnée vous-même ? ANGELO. Il me semble que je ne vous avais pas dit qu'elle ouvrît cette chambre. LA TISBE. Si vraiment. C'est que vous ne vous en souvenez pas. ANGELO, apercevant le manteau. Qu'est-ce que c'est que ce manteau ? JOURNÉE II — LE CRUCIFIX 309 LA TISBE. C'est un manteau que l'homme m'a prêté pour entrer dans le palais. J'avais aussi le chapeau, je ne sais plus ce que j'en ai fait. ANGELO. Penser que de pareils hommes entrent comme ils veulent chez moi ! Quelle vie que la m^ienne ! J'ai toujours un pan de ma robe pris dans quelque piège. Et dites-moi, Tisbe... LA TISBE. Ah ! remettez à demain les autres questions, monseigneur, je vous prie. Pour cette nuit, on vous sauve la vie, vous devez être content. Vous ne nous remerciez seulement pas, madame et moi. ANGELO. Pardon, Tisbe. LA TISBE, Ma litière est en bas qui m'attend. Me donnerez- vous la main jusque-là ? Laissons dormir madame à présent. ANGELO. Je suis à vos ordres, dona Tisbe. Passons par mon appartement, s'il vous plaît, que je prenne mon épée, (Allant à la grande porte du fond.) — Holà ! deS flambeaux ! LA TISBE. Elle prend Catarina à part sur le devant du théâtre. Faites-le évader, tout de suite. Par où je suis venue. Voici la clef. (Se tournant vers l'oratoire.) — 310 ANGELO Oh ! cette porte ! Oh ! que je souftre ! Ne pas même savoir réellement si c'est lui ! ANGELO, qui revient. Je vous attends, madame. LA TISBE, à part. Oh ! si je pouvais seulement le voir passer ! Aucun moyen ! Il faut s'en aller! Oh!... (A .\ngeio.) — Allons ! venez, monseigneur. CATARINA, les regardant sortir. C'est donc un rêve ! JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 311 TROISIEME JOURNEE LE BLANC POUR LE NOIR PREMIÈRE PARTIE L'intérieur d'une masure. Quelques meubles grossiers. Un panier de jonc à demi tressé dans un coin. Au fond, une porte. Dans l'angle à gauche, une fenêtre à demi fermée par un volet vermoulu. Du même côté, ime espèce de longue fenêtre tout à fait fermée. Du côté opposé, une porte, une cheminée haute qui occupe l'angle à droite. A côté de la longue ouverture fermée, des cordes, des claies dressées contre le mur, un tas de grosses pierres. SCENE PREMIERE HOMODEI, ORDELAFO. ORDELAFO. Vois-tu, Homodei, c'est par cette fenêtre, (il lui montre la longue ouverture fermée.) La rivière coule dessous. Toutes les fois que le podesta ou la sérénissime seigneurie veulent se défaire de quel- qu'un, on apporte ici le quidam, mort ou vif, on l'attache sur une claie, on met quatre bonnes pierres aux quatre coins, et puis on jette le tout par cette fenêtre. Le fleuve se charge du reste. A Venise vous avez le canal Orfano, à Padoue nous 312 ANGELO avons la Brenta. Comment ! tu ne connaissais pas cette maison-ci ? HOMODEI. Je suis assez nouveau venu en cette ville. Je ne connais pas encore tous les usages. Au reste cette masure est fort bien située pour ce que je veux faire. Dans un lieu désert, et sur le chemin que la Reginella suivra en retournant au palais. ORDELAFO. Qu'est-ce que c'est que la Reginella ? HOMODEI. C'est bon ! c'est bon ! réponds seulement. — Qui habite cette maison ? ORDELAFO. Deux espèces de dogues à face humaine, qu'on appelé l'un Orfeo, l'autre Gaboardo. Tu vas les voir rentrer tout à l'heure. HOMODEI. Que font-ils ici, ces deux hommes ? ORDELAFO. Les exécutions de nuit, les disparitions de corps, tout ce courant d'affaires secrètes qui suit les eaux de la Brenta. — Mais reprenons. Tu me disais donc que la chose avait manqué. JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 313 HOMODEI. Oui. ORDELAFO. Aussi quelle folie d'aller t'imaginer qu'il suffisait de lâcher une femme là-dedans ! HOMODEI. Tu ne sais ce que tu dis. Quand on a une idée qui peut tuer quelqu'un, la meilleure lame qu'on y puisse emmancher, c'est la jalousie d'une femme. Ah ! d'ordinaire les femmes se vengent. Je ne comprends pas ce qui a passé par la tête de celle-ci. Qu'on ne me parle plus des comédiennes pour savoir donner un coup de couteau. Toute leur tragédie s'en va sur le théâtre. ORDELAFO. A ta place j'aurais été tout bonnement au podesta, et je lui aurais dit : Votre femme... HOMODEI. A ma place tu n'aurais pas été tout bonnement au podesta, et tu ne lui aiurais pas dit : Votre femme ; car tu sais aussi bien que moi que l'illus- trissime conseil des Dix nous interdit à tous tant que nous sommes, à moi aussi bien qu'à toi, d'avoir quelque rapport que ce soit avec le podesta, jusqu'au jour où nous sommes chargés de l'arrêter. Tu sais fort bien que je ne peux ni parler au podesta, ni lui écrire, sous peine de la vie, et que je suis surveillé. Oui sait ? c'est peut-être toi qui me surveilles ! 314 ANGELO ORDELAFO. Homodei, nous sommes amis ! HOMODEI. Raison de plus. Je ne suis pas censé me défier de toi. ORDELAFO. Oh ! mon bon ami Homodei ! HOMODEI. Mais je m'en défie, vois-tu ! ORDELAFO. Je ne sais pas ce que je t'ai fait. HOMODEL Rien. De sottes questions, voilà tout. Et puis je ne suis pas de bonne humeur. Allons, nous sommes amis. Donne-moi ta main. ORDELAFO. Ainsi tu renonces à ta vengeance ? HOMODEL A ma vie plutôt ! Ordelafo, tu n'as jamais aimé une femme, toi, tu ne sais pas ce que c'est que d'aimer une femme, et qu'elle vous chasse, et qu'elle vous humilie, et qu'elle vous soufflette tout haut avec votre nom en vous appelant espion JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 315 quand vous êtes espion ! Oh ! alors ce qu'on sent pour cette femme, pour cette Catarina, vois-tu, ce n'est pas de l'amour, ce n'est pas de la haine, c'est un amour qui hait ! Passion terrible, ardente, altérée, qui ne boit qu'à une coupe, la vengeance ! Je me vengerai de cette femme, je saisirai cette femme, je traînerai cette femme par les pieds dans le sépulcre, tu verras cela, Ordelafo ! ORDELAFO. Ton plan a manqué. Comment feras-tu ? HOMODEI. J'ai déjà une autre idée, (il va à la fenêtre du fond.) Tiens, justement, Ordelafo ! tu vas m'aider. Ap- proche ici. — Vois-tu une femme en mante rouge, là-bas, qui se dirige vers nous ? ORDELAFO. Eh bien ? HOMODEI. Sors. Sans faire semblant de rien. Quand tu seras près de cette femme, tu la laisseras passer, et puis tu la suivras. Tout doucement. Lorsqu'elle sera devant la maison, — tu auras soin de laisser la porte tout contre, — tu pousseras brusquement la femme contre la porte. La porte cédera, et je t'aiderai à faire entrer la femme dans la maison. Le reste me regarde. ORDELAFO. C'est dit. 3i6 ANGELO HOMODEI. Tout est parfaitement désert, (i) regarde.) Non, personne. Si elle crie, elle criera. Va. Ordelafo sort. HOMODEI, resté seul. Cette maison est vraiment bien située. On tuerait le pape ici sans être entendu d'un chrétien. Bruit de pas à la porte. Elle s'ouvre, et laisse voir Régi- nella, bâillonnée avec un mouchoir, qu'Ordelafo pousse dans la maison. SCENE II HOMODEI, ORDELAFO, REGINELLA. ORDELAFO. Je l'ai bâillonnée pour plus de précaution. HOMODEI, ôtant le bâillon. Tu as bien fait. REGINELLA, effarée. O ciel, messeigneurs ! HOMODEI. Allons, pas de frayeur. Cela m'ennuie. Calme- toi et réponds. Puisque tu me connais, tu ne peux pas avoir peur. Tu sais bien, je t'ai déjà parlé hier. C'est moi. Je ne t'ai pas fait de mal, ainsi ! JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 317 — Tu t'appelles Reginella. C'est toi qui conduisais le seigneur Rodolfo aux rendez-vous que lui don- nait madame Catarina dans le vieux palais Maga- ruffi. Ce matin, il y a une heure, le Rodolfo t'a rencontrée près du pont Altina, pas loin d'ici. Il t'a remis une lettre pour ta maîtresse. REGINELLA. Monseigneur... HOMODEI. Donne-moi cette lettre. REGINELLA. La voici. HOMODEI. C'est bien, (II décacheté la lettre.) REGINELLA. Vous brisez le cachet, monseigneur. HOMODEI. Je ne sais pas pourquoi tu m'appelles monsei- gneur. Je suis un espion. C'est de la peur bête, qui ne me flatte pas. (ii lit la lettre.) Cela suffit. Il n'a pas signé. C'est dommage. Il faudra trouver un moyen de faire savoir le nom au podesta. Bruit d'une clef dans la serrure. Entre un homme vêtu de gris. Cheveux gris, grosses mains, face terreuse. Tout l'homme couleur de cendre. HOMODEI. Quel est cet homme ? 3i8 ANGELO ORDELAFO. C'est un des deux dogues dont je t'ai parlé. Celui-ci répond au nom d'Orfeo. L'autre ne va pas tarder à rentrer. Comme cela veille la nuit, cela dort le jour. L'homnie s'approche d'Homodei et le regarde d'un air farouche. — Fais-toi reconnaître de lui. Homodei entr'ou\Te sa robe. A la vue des trois lettres, rhomme porte la main à son bonnet. ORDELAFO, à l'homme. Va coucher ! L'homme se retire dans un coin sans dire une parole. HOMODEL Y a-t-il une autre sortie à cette maison ? ORDELAFO. Oui. Par là. Cela donne sur la rue de Scalona. HOMODEI. Sors par là avec cette fille, et promène-la toute la journée. Sortent Ordelafo et Reginella par la porte indiquée. L'homme est toujours au fond dans l'ombre, assis près d'un panier qu'il tresse. (A part.) Voici déjà un grand pas de fait. Cette lettre ! Mais comment la faire parvenir au Mali- pieri ? comment lui faire savoir le nom de Ro- dolfo ? En attendant, il ne faut pas garder cette JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 319 lettre sur moi. Où pourrais- je la déposer sûrement ? (Apercevant une table à tiroir.) Ce tiroir ferme-t-il ? Oui. Bien. (Il met la lettre dans le tiroir et en prend la clef.) Orfeo ! (L'honame se lève et s'approche.) Ne t'appelles-tu pas Orfeo ? Je vais sortir. Veillez bien la nuit prochaine, ton compagnon et toi. Il serait possible qu'on vous apportât quelqu'un à faire disparaître. Une femme. ORFEO. La Brenta est là. (il retourne au fond du théâtre.) HOMODEI, se rasseyant. Ofi ! ne pouvoir écrire au podesta, ni lui parler, quelle gêne ! Comme cela simplifierait la chose ! (il appuie son coude sur la table et la tête sur sa main, comme un homme qui pense profondément.) A ce moment on voit paraître le visage de Rodolfo à la croisée du fond. RODOLFO, du dehors, regardant dans la masure. Il me semble que voilà un homme qui res- semble... (Il entr'ouvre im peu plus le volet.) Je ne me trompe pas. C'est lui. C'est ce misérable Homodei ! Ah ! il est là ! (Il referme le volet et disparaît.) HOMODEI, se levant. Allons, il faut trouver un moyen de prévenir le podesta. — Ah ! la clef du tiroir. L'ai-je ? Oui. Bien. (Il sorte par la porte du fond qui se referme s\ir lui.) Bruit de voix au dehors. 320 ANGELO PREmÈRE VOIX. Défends-toi, misérable ! DEUXIÈME VOIX. Qu'est-ce que c'est ? monsieur ! PREAnÈRE VOIX. Défends-toi, te dis-je ! DEUXIÈME VOIX. Monsieur Rodolfo !... PREMIÈRE VOIX. Défends-toi donc, infâme ! ou je te tue comme un chien ! On entend un choc d'épées. ORFEO, qui est resté seul dans la masure, levant un peu la tête. Il me paraît qu'on tue quelqu'un par là. (il se remet à tresser son panier.) DEUXIÈME VOIX. Ah !... PREMIÈRE VOIX. Homodei ! tu me dois ta vie, paie-la-moi ! DEUXIÈME VOIX. Malédiction ! Ah ! Le bruit cesse. Pas qui s'éloignent. JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 321 ORFEO, tressant toujours son panier. Il y en a un de mort. Plusieurs coups violents à la porte. ORFEO. Qui va là ? UNE VOIX, du dehors. Moi. Ouvre. ORFEO. Ah ! c'est toi, Gaboardo. U va ouvrir. Entre Gaboardo portant Homodei dont les jambes traînent. Gaboardo est pareil à Orfeo. SCENE III ORFEO, GABOARDO, HOMODEI. ORFEO, examinant Homodei. Tiens ! c'est celui de tout à Theure. GABOARDO. C'est un jeune gentilhomme qui l'a tué, et qui s'en est allé à grands pas quand je suis arrivé. Un beau jeune homme, ma foi. ORFEO. Est-il tout à fait mort ? II 322 ANGELO GABOARDO. Il en a l'air. ORFEO. Secoue-le donc un peu. — Mais il n'a presque pas coulé de sang de la blessure. GABOARDO. Elle n'en est pas meilleure. HOMODEI, ouvrant les yeux. Oh!— OÙ suis-je? Ah! j'étouffe! C'est toi, Orfeo ! C'est ton compagnon, cela ? — Ah ! — Prenez ma bourse, là, dans ma poche. Elle est pour vous. Orfeo le fouille. GABOARDO, à Orfeo. Ne te donne pas la peine. Je l'ai déjà prise. HOMODEI. J'entends que tu l'as déjà prise. C'est bien. Tu parais intelligent. Je vais t'expliquer, à toi, ce qu'il faut faire. Il y a une clef aussi dans ma poche. — Oh ! tu me fais mal. — C'est égal, prends-la. Bien. C'est la clef de ce tiroir. Va l'ouvrir. Com- ment t'appelles-tu ? Gaboardo. GABOARDO. HOMODEI. Gaboardo. Bien. Ouvre le tiroir. H y a un papier. Apporte-le. Bien. Il faudra l'aller porter JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 323 au podesta, ce papier. Entends-tu ? comprends-tu ? Au podesta. Ce papier. Oh ! je suis mort ! Quelque chose pour écrire. ORFEO. Écrire ! qu'est-ce que c'est que cela ? GABOARDO. Nous n'avons rien. HOMODEI. Rien pour écrire ! Soyez maudits ! (il retombe, puis se relève.) Eh bien, écoutez. Écoute, Gaboardo. Vous irez trouver le podesta, monseigneur Mali- pieri, avec ce papier, qui est une lettre. Vous entendez; ? Il vous donnera cent sequins d'or. Vous entendez ? Vous lui direz;, au podesta, que cette lettre est adressée à sa femme, par un amant de sa femme... oh ! j'étouffe !... nommé Rodolfo. Qui s'appelle Rodolfo. Dont le nom est Rodolfo. Retenez bien cela. Oh ! je vais mourir, mais ma vengeance reste dehors. Oh ! si c'est vous qui m'enterrez, vous laisserez mon bras hors de terre, droit et levé, pour figurer ma vengeance. Rodolfo ! vous comprenez ? Allons ! qu'est-ce que je vous ai dit ? Répétez-le-moi. GABOARDO. Vous avez dit qu'on nous donnerait cent sequins d'or. HOMODEI. Damnation ! Ce n'est pas cela. Tenez-moi la tête, que je vous parle encore. Écoutez bien. Les 324 ANGELO cent sequins d'or, le podesta ne vous les donnera que si vous lui dites bien... Ah ! — Écoutez. Lui porter la lettre. Au podesta. Sa femme a im amant. Le lui dire. Qui a écrit la lettre. Le lui dire. Oui s'appelle Rodolfo. Le lui dire. Lui dire tout. Allons ! je sens que j'étouffe. Le sang est là. Levez- moi encore la tête. O misère ! mourir, et ne pouvoir confier sa vengeance qu'à ces imbéciles ! Vous entendez? Rod... Rodo... olfo ! (Sa tête retombe.) GABOARDO. Mort. Vite chez le podesta. Cent sequins d'or. Diable! J'ai la lettre? Oui. Te souviens-tu bien de tout, Orfeo ? Dire au podesta que sa femme a un amant, qui a écrit cette lettre, et qui s'appelle ?... Comment a-t-il dit ? ORFEO. Il a dit Roderigo. GABOARDO. Non, il a dit Pandolfo. JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 325 DEUXIEME PARTIE La chambre de Catarina. Les rideaux de l'estrade qui envâ- ronne le lit sont fermés. SCÈNE PREMIÈRE ANGELO, DEUX PRÊTRES. ANGELO, au premier des deux prêtres. Monsieur le doyen de Saint-Antoine de Padoue, faites tendre de noir sur-le-champ la nef, le chœur et le maître -autel de votre église. Dans deux heures, — dans deux heures, — vous y ferez un service solennel pour le repos de l'âme de quel- qu'un d'iUustre qui mourra en ce moment-là même. Vous assisterez à ce ser\'ice avec tout le chapitre. Vous ferez découvrir la châsse du saint. Vous allumerez trois cents flambeaux de cire blanche, comme pour les reines. Vous aurez six cents pauvres qui recevront chacun un ducaton d'argent et un sequin d'or. Vous ne mettrez sur la tenture noire d'autre ornement que les armes de Mahpieri et les armes de Bragadini. L'écusson de Mahpieri est d'or, à la serre d'aigle ; l'écusson de Bragadini est coupé d'azur et d'argent, à la croix rouge. LE DOYEN. Magnifique podesta... 326 ANGELO ANGELO. Ah ! — Vous allez descendre sur-le-champ avec tout votre clergé, croix et bannière en tête, dans le caveau de ce palais ducal, où sont les tombes des Romana. Une dalle y a été levée. Une fosse y a été creusée. Vous bénirez cette fosse. Ne perdez pas de temps. Vous prierez aussi pour moi. LE DOYEN. Est-ce que c'est quelqu'un de vos parents, mon- seigneur ? ANGELO. AUez ! Le doyen s'incline profondément et sort par la porte du fond. L'autre prêtre se dispose à le sui\Te. Angelo l'arrête. — Vous, monsieur l'archiprêtre, restez. — H y a, ici à côté, dans cet oratoire, une personne que vous allez confesser tout de suite. L'ARCHIPRÊTRE. Un homme condamné, monseigneur ? ANGELO. Une femme. L'ARCfflPRÊTRE. Est-ce qu'il faudra préparer cette femme à la mort ? ANGELO. Oui. — Je vais vous introduire. JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 327 UN HUISSIER, entrant. Votre excellence a fait mander dona Tisbe, Elle est là. ANGELO. Qu'elle entre, et qu'elle m'attende ici un instant. L'huissier sort. Le podesta ouvre l'oratoire et fait signe à l'archiprêtre d'entrer. Sur le seuil, il l'arrête. — Monsieur l'archiprêtre, sur votre vie, quand vous sortirez d'ici, ayez soin de ne dire à qui que ce soit au monde le nom de la femme que vous allez voir, (il entre dans l'oratoire avec le prêtre.) La porte du fond s'ouvre, l'huissier introduit la Tisbe. LA TISBE, à l'huissier. Savez-vous ce qu'il me veut ? L'HUISSIER. Non, madame. (Ii sort.) • SCÈNE II LA TISBE, seule. Ah ! cette chambre ! me voilà donc encore dans cette chambre ! Que me veut le podesta ? Le palais a un air sinistre ce matin. Que m'importe ? Je donnerais ma vie pour oui ou non. Oh ! cette porte ! Cela me fait un étrange effet de revoir cette porte le jour ! C'est derrière cette porte qu'il 328 ANGELO était ! Qui ? Oui est-ce qui était derrière cette porte ? Suis-je sûre que ce fût lui, seulement ? Je n'ai pas même revu cet espion. Oh ! l'incertitude ! affreux fantôme qui vous obsède et qui vous regarde d'un œil louche sans rire ni pleurer ! Si j'étais sûre que ce fût Rodolfo, — bien sûre, là, de ces preuves !... — oh ! je le perdrais, je le dé- noncerais au podesta. Non. Mais je me vengerais de cette femme. Non. Je me tuerais. Oh ! oui, moi sûre que Rodolfo ne m'aime plus, moi sûre qu'il me trompe, moi sûre qu'il en aime une autre, eh bien, qu'est-ce que j'aurais à faire de la vie ? cela me serait bien égal, je mourrais. Oh ! sans me venger donc ? Pourquoi pas ? Oh ! oui, je dis cela dans ce moment-ci, mais c'est que je suis bien capable aussi de me venger ! Puis-je répondre de ce qui se passerait en moi s'il m'était prouvé que l'homme de cette nuit c'est Rodolfo ! O mon Dieu ! préservez-moi d'un accès de rage ! O Ro- dolfo ! Catarina ! Oh ! si cela était, qu'est-ce que je ferais ? vraiment ! qu'est-ce que je ferais ? Qui ferais-je mourir ? eux ou moi ? Je ne sais. Rentre Angelo. SCENE III LA TISBE, ANGELO. LA TISBE. Vous m'avez fait appeler, monseigneur ? JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 329 ANGELO. Oui, Tisbe. J'ai à vous parler. J'ai tout à fait à vous parler. De choses assez graves. Je vous le disais, dans ma vie, chaque jour un piège, chaque jour une trahison, chaque jour un coup de poi- gnard à recevoir ou un coup de hache à donner. En deux mots, voilà : ma femme a un amant. LA TISBE. Qui s'appelle ?... ANGELO. Qui était chez elle cette nuit quand nous y étions. LA TISBE. Qui s'appelle ?... ANGELO. Voici comment la chose s'est découverte. Un homme, un espion du conseil des Dix... — Il faut vous dire que les espions du conseil des Dix sont vis-à-vis de nous autres, podestas de terre ferme, dans une position singulière. Le conseil leur défend, sur leur tête, de nous écrire, de nous parler, d'avoir avec nous quelque rapport que ce soit jusqu'au jour où ils sont chargés de nous arrêter. — Un de ces espions, donc, a été trouvé poignardé ce matin au bord de l'eau, près du pont Altina. Ce sont les deux guetteurs de nuit qui l'ont relevé. Était-ce un duel ? un guet-apens ? On ne sait. Ce sbire n'a pu prononcer que quelques mots. Il se mourait. Le malheur est qu'il soit mort ! Au moment où il a été frappé, il a eu, à ce qu'il paraît, la présence d'esprit de conserver sur lui une lettre qu'il venait 330 ANGELO sans doute d'intercepter et qu'il a remise pour moi aux guetteurs de nuit. Cette lettre m'a été apportée, en effet, par ces deux hommes. C'est une lettre écrite à ma femme par un amant. LA TISBE. Qui s'appelle ?... ANGELO. La lettre n'est pas signée. Vous me demandez le nom de l'amant ? C'est justement ce qui m'em- barrasse. L'homme assassiné a bien dit ce nom aux deux guetteurs de nuit. Mais, les imbéciles ! ils l'ont oublié. Ils ne peuvent se le rappeler. Ils ne sont d'accord en rien sur ce nom. L'un dit Roderigo, l'autre Pandolfo ? LA TISBE. Et la lettre, l'avez- vous là ? ANGELO, fouillan dans sa poitrine. Oui, je l'ai sur moi. C'est justement pour vous la montrer que je vous ai fait venir. Si par hasard vous en connaissiez l'écriture, vous me le diriez, (Il tire la lettre.) — La voilà. LA TISBE. Donnez. ANGELO, froissant la lettre dans ses mains. Mais je suis dans une anxiété affreuse, Tisbe ! Il y a un homme qui a osé ! — qui a osé lever les JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 331 yeux sur la femme d'tm Malipieri ! Il y a un homme qui a osé faire une tache au livre d'or de Venise, à la plus belle page, à l'endroit où est mon nom ! ce nom-là ! Malipieri ! Il y a un homme qui était cette nuit dans cette chambre, qui a marché à la place où je suis peut-être ! Il y a un misérable homme qui a écrit la lettre que voici, et je ne saisirai pas cet homme ! et je ne clouerai pas ma ven- geance sur mon affront ! et cet homme, je ne lui ferai pas verser une mare de sang sur ce plancher-ci, tenez ! Oh ! pour savoir qui a écrit cette lettre, je donnerais l'épée de mon père, et dix ans de ma vie, et ma main droite, madame ! LA TISBE. Mais montrez-la-moi, cette lettre. ANGELO, la lui laissant prendre. Voyez. LA TISBE. Elle déplie la lettre et y jette un coup d'œil. A part. C'est Rodolfo ! ANGELO. Est-ce que vous connaissez cette écriture ? LA TISBE. Laissez-moi donc lire, (Elle lit.) — « Catarina, ma pauvre bien-aimée, tu vois bien que Dieu nous protège. C'est un miracle qui nous a sauvés cette nuit de ton mari et de cette femme... » (A part.) — Cette femme ! (Elle continue à lire.) — « Je t'aime. 332 ANGELO ma Catarina. Tu es la seule femme que j'aie aimée. Ne crains rien pour moi, je suis en sûreté. t> ANGELO. Eh bien, connaissez- vous l'écriture ? LA TISBE, lui rendant la lettre Non, monseigneur. ANGELO. Non, n'est-ce pas ? Et que dites-vous de la lettre ? Ce ne peut être im homme qui soit depuis peu à Padoue, c'est le langage d'un ancien amour. Oh ! je vais fouiller toute la ville ! il faudra bien que je trouve cet homme ! Que me conseillez- vous, Tisbe ? LA TISBE. Cherchez. ANGELO. J'ai donné l'ordre que personne ne pût entrer aujourd'hui librement dans le palais, hors vous, et votre frère, dont vous pourriez avoir besoin. Que tout autre fût arrêté et amené devant moi. J'interrogerai moi-même. En attendant, j'ai une moitié de ma vengeance sous la main, je vais toujours la prendre. LA TISBE. Quoi? ANGELO. Faire mourir la femme. JOURNEE III — BLANC POUR NOIR 333 LA TISBE. Votre femme ! ANGELO. Tout est prêt. Avant qu'il soit une heure, Catarina Bragadini sera décapitée comme il convient. LA TISBE. Décapitée ! ANGELO. Dans cette chambre. LA TISBE. Dans cette chambre ! ANGELO. Écoutez;. Mon lit souillé se change en tombe. Cette femme doit mourir, je l'ai décidé. Je l'ai décidé trop froidement pour qu'il y ait quelque chose à faire à cela. La prière n'aurait aucune colère à éteindre en moi. Mon meilleur ami, si j'avais un ami, intercéderait pour elle, que je prendrais en ' défiance mon meilleur ami. Voilà tout. Causons-en si vous voulez. D'ailleurs, Tisbe, je la hais, cette femme ! Une femme à laquelle je me suis laissé marier pour des raisons de famille, parce que mes affaires s'étaient dérangées dans les ambassades, pour complaire à mon oncle l'évêque de Castello, une femme qui a toujours eu le visage triste et l'air opprimé devant moi ! qui ne m'a jamais donné d'enfants ! Et puis, voyez-vous, la haine, c'est dans notre sang, dans notre famille, 334 ANGELO dans nos traditions. Il faut toujours qu'un Mali- pieri haïsse quelqu'un. Le jour où le lion de Saint- Marc s'envolera de sa colonne, la haine ouvrira ses ailes de bronze et s'envolera du cœur des Malipieri. Mon aïeul haïssait le marquis Azzo, et il l'a fait noyer la nuit dans les puits de Venise. Mon père haïssait le procurateur Badoër, et il l'a fait empoi- sonner à un régal de la reine Comaro. Moi, c'est cette femme que je hais. Je ne lui aurais pas fait de mal. Mais elle est coupable. Tant pis pour elle. Elle sera punie. Je ne vaux pas mieux qu'elle, c'est possible, mais il faut qu'elle meure. C'est une nécessité. Une résolution prise. Je vous dis que cette femme mourra. La grâce de cette femme ! les. os de ma mère me parleraient pour elle, madame, qu'ils ne l'obtiendraient pas ! LA TISBE. Est-ce que la sérénissime seigneurie de Venise vous permet ?... ANGELO. Rien pour pardonner. Tout pour punir. LA TISBE. Mais la famille Bragadini, la famille de votre femme ?... ANGELO. Me remerciera. LA TISBE. Votre résolution est prise, dites-vous. Elle mourra. C'est bien. Je vous approuve. Mais, JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 335 puisque tout est secret encore, puisque aucun nom n'a été prononcé, ne pourriez-vous épargner à elle un supplice, à ce palais une tache de sang, à vous la note publique et le bruit ? Le bourreau est un témoin. Un témoin est de trop. ANGELO. Oui. Le poison vaudrait mieux. Mais il faudrait un poison rapide, et, vous ne me croirez pas, je n'en ai pas ici. LA TISBE. J'en ai, moi. Où? Chez moi. Quel poison ? ANGELO. LA TISBE. ANGELO. LA TISBE. Le poison Malaspina. Vous savez ? cette boîte que m'a envoyée le primicier de Saint -Marc. ANGELO. Oui, vous m'en avez déjà parlé. C'est un poison sûr et prompt. Eh bien, vous avez raison. Que tout se passe entre nous, cela vaut mieux. Écoutez, Tisbe. J'ai toute confiance en vous. Vous com- prenez que ce que je suis forcé de faire est légitime. C'est mon honneur que je venge, et tout homme agi- rait de même à ma place. Eh bien, c'est une chose sombre et difficile que celle où je suis engagé. Je 336 ANGELO n'ai ici d'autre ami que vous. Je ne puis me fier qu'à vous. La prompte exécution, le secret sont dans l'intérêt de cette femme comme dans le mien. Assistez -moi. J'ai besoin de vous. Je vous le demande. Y consentez- vous ? LA TISBE. Oui. ANGELO. Que cette femme disparaisse sans qu'on sache comment, sans qu'on sache pourquoi. Une fosse se creuse, un service se chante, mais personne ne sait pour qui. Je ferai enlever le corps par ces deux' mêmes hommes, les guetteurs de nuit, que je garde sous clef. Vous avez raison, mettons de l'ombre sur tout ceci. Envoyez chercher ce poison. LA TISBE. Je sais seule où il est. J'y vais aller moi-même. ANGELO. Allez, je vous attends. Sort la Tisbe. — Oui, c'est mieux. Il y a eu des ténèbres sur le crime, qu'il y en ait sur le châtiment. La porte de l'oratoire s'ouvre. L'archiprêtre en sort, les yeux baissés et les bras en croix sur la poitrine. Il traverse lentement la chambre. Au moment où il va sortir par la porte du fond, Angelo se tourne vers lui. — Est-elle prête ? JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 337 L'ARCHIPRÊTRE. Oui, monseigneur. Il sort. Catarina paraît sur le seuil de l'oratoire. SCÈNE IV ANGELO, CATARINA. CATARINA. Prête à quoi ? ANGELO. A mourir. CATARINA. Mourir ! C'est donc vrai ? c'est donc possible ? Oh ! je ne puis me faire à cette idée-là ! Mourir ! Non, je ne suis pas prête. Je ne suis pas prête. Je ne sais pas prête du tout, monsieur ! ANGELO. Combien de temps vous faut-il pom: vous préparer ? CATARINA. Oh ! je ne sais pas, beaucoup de temps ! ANGELO. Allez-vous manquer de courage, madame ? 338 ANGELO CATARINA. Mourir tout de suite comme cela ! Mais je n'ai rien fait qui mérite la mort, je le sais bien, moi ! Monsieur, monsieur, encore un jour ! Non, pas un jour, je sens que je n'aurais pas plus de courage demain. Mais la vie ! Laissez-moi la vie ! Un cloître ! Là, dites, est-ce que c'est vraiment im- possible que vous me laissiez la vie ? ANGELO. Si. Je puis vous la laisser, je vous l'ai déjà dit, à une condition. CATARINA. Laquelle ? Je ne m'en souviens plus. ANGELO. Qui a écrit cette lettre ? dites-le-moi. Nommez- moi l'homme ! Livrez-moi l'homme ! CATARINA, se tordant les mains. Mon Dieu ! ANGELO. Si VOUS me livrez cet homme, vous vivrez. L'échafaud pour lui, le couvent pour vous, cela suffira. Décidez-vous. CATARINA. Mon Dieu ! ANGELO. Eh bien, vous ne me répondez pas ? JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 339 CATARINA. Si. Je vous réponds : mon Dieu ! ANGELO. Oh ! décidez- vous, madame ! CATARINA. J'ai eu froid dans cet oratoire. J'ai bien froid. ANGELO. Écoutez. Je veux être bon pour vous, madame. Vous avez devant vous une heure. Une heure qui est encore à vous, pendant laquelle je vais vous laisser seule. Personne n'entrera ici. Employez cette heure à réfléchir. Je mets la lettre sur la table. Écrivez au bas le nom de l'homme, et vous êtes sauvée. Catarina Bragadini, c'est une bouche de marbre qui vous parle, il faut livrer cet homme, ou mourir. Choisissez. Vous avez une heure. CATARINA. Oh !... un jour. ANGELO. Une heure. Il sort. SCÈNE V CATARINA, restée seule. Cette porte... (Elle va à la porte.) — Oh ! je l'en- tends qui la referme au verrou ! (Elle va à la fenêtre.) 340 ANGELO — Cette fenêtre... (Elle regarde.) — Oh! que c'est haut ! (Elle tombe sur un fauteuil.) — Mourir ! Oh ! mon Dieu ! c'est une idée qui est bien terrible quand elle vient vous saisir ainsi tout à coup au moment où l'on ne s'y attend pas ! N'avoir plus qu'une heure à vi\Te et se dire : Je n'ai plus qu'une heure ! Oh ! il faut que ces choses-là vous arrivent à vous-même pour savoir jusqu'à quel point c'est horrible ! J'ai les membres brisés. Je suis mal sur ce fauteuil. (Elle se lève.) — Mon lit me reposerait mieux, je crois. Si je pouvais avoir un instant de trêve ! (Elle va à son lit.) — Un instant de repos ! (Elle tire le rideau et recule avec terreur. A la place du lit il y a un billot couvert d'un drap noir et une hache.) — Ciel ! qu'est-ce que je vois là ? Oh ! c'est épou- vantable ! (Elle referme le rideau avec un mouvement con- vulsif.) — Oh ! je ne veux plus voir cela ! Oh ! mon Dieu ! c'est pour moi, cela ! Oh ! mon Dieu ! je suis seule avec cela ici ! (Elle se traîne jusqu'au fauteuil.) — Derrière moi ! c'cSl derrière moi ! Oh ! je n'ose plus tourner la tête. Grâce ! grâce ! Ah ! vous voyez bien que ce n'est pas un rêve, et que c'est bien réel ce qui se passe ici, puisque voilà des choses là derrière le rideau ! La petite porte du fond s'ouvre. On voit paraître Rcdolfo, SCÈNE VI CATARINA, RODOLFO. CATARINA, à part. Ciel ! Rodolfo ! JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 341 RODOLFO, accoiirant. Oui, Catarina, c'est moi. Moi pour un instant. Tu es seule. Quel bonheur !... — Eh bien ! tu es toute pâle ? Tu as l'air troublée ? CATARINA. Je le crois bien. Les imprudences que vous faites. Venir ici en plein jour à présent ! RODOLFO. Ah ! c'est que j'étais trop inquiet. Je n'ai pas pu y tenir. CATARINA. Inquiet de quoi ? RODOLFO. Je vais vous dire, ma Catarina bien-aimée... — Ah ! vraiment, je suis bien heureux de vous trouver ici aussi tranquille ! CATARINA. Comment êtes-vous entré ? RODOLFO. La clef que tu m'as remise toi-même. CATARINA. Je sais bien ; mais dans le palais ? 342 ANGELO RODOLFO. Ah ! voilà précisément une des choses qui m'inquiètent. Je suis entré aisément, mais je ne sortirai pas de même, CATARINA. Comment ? RODOLFO. Le capitaine-grand m'a prévenu à la porte du palais que personne n'en sortirait avant la nuit. CATARINA. Personne avant la nuit ! (A part.) — Pas d'évasion possible ! Oh ! Dieu ! RODOLFO. Il y a des sbires en travers de tous les passages. Le palais est gardé comme une prison. J'ai réussi à me glisser dans la grande galerie, et je suis venu. Vraiment, tu me jures qu'il ne se passe rien ici ? CATARINA Non. Rien. Rien, sois tranquille, mon Rodolfo. Tout est comme à l'ordinaire ici. Regarde. Tu vois bien qu'il n'y a rien '.e dérangé dans cette chambre. Mais va-t'en vite. Je tremble que le podesta ne rentre. RODOLFO. Non, Catarina, ne crains rien de ce côté. Le podesta est en ce moment sur le pont Molino, là, JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 343 en bas. Il interroge des gens qu'on vient d'arrêter. Oh ! j'étais inquiet, Catarina ! Tout a un air étrange aujourd'hui, la ville comme le palais. Des bandes d'archers et de cernides vénitiens par- courent les rues. L'église Saint -Antoine est tendue de noir, et l'on y chante l'office des morts. Pour qui ? On l'ignore. Le savez-vous ? CATARINA. Non, RODOLFO. Je n'ai pu pénétrer dans l'église. La ville est frappée de stupeur. Tout le monde parle bas. Il se passe à coup sûr une chose terrible quelque part. Où ? Je ne sais. Ce n'est pas ici, c'est tout ce qu'il me faut. Pauvre amie, tu ne te doutes pas de tout cela dans ta solitude ! CATARINA. Non. RODOLFO. Que nous importe, au reste ! Dis, es-tu remise de l'émotion de cette nuit ? Oh ! quel événement ! Je n'y comprends rien encore. Catarina, je t'ai délivrée de ce sbire Homodei. Il ne te fera plus de mal. CATARINA. Tu crois ? RODOLFO. Il est mort. Catarina ! tiens, décidément tu as quelque chose, tu as l'air triste. Catarina ! tu ne 344 ANGELO me caches rien ? Il ne t'arrive rien, au moins ? Oh ! c'est qu'on aurait ma vie avant la tienne ! CATARIKA. Non, il n'y a rien. Je te jure qu'il n'y a rien. Seulement je te voudrais dehors 1 Je suis effrayée pour toi. RODOLFO. Que faisais-tu quand je suis entré ? CATARINA. Ah ! mon Dieu ! tranquillisez-vous, mon Rodolfo, je n'étais pas triste, bien au contraire. J'essayais de me rappeler cet air que vous chantez si bien. Tenez, vous voyez, j'ai encore là ma guitare. RODOLFO. Je t'ai écrit ce matin. J'ai rencontré Reginella à qui j'ai remis la lettre. La lettre n'a pas été in- terceptée ? Elle t'est bien arrivée ? CATARINA. La lettre m'est si bien arrivée que la voilà. (Elle lui présente la lettre.) RODOLFO. Ah ! tu l'as ! C'est bien. On est toujours inquiet quand on écrit. CATARINA. Oh ! toutes les issues de ce palais gardées ! per- sonne ne sortira avant la nuit ! JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 345 RODOLFO. Personne. Je l'ai déjà dit. C'est l'ordre, CATARINA. Allons ! maintenant, vous m'avez parlé, vous in'avez vue, vous êtes rassuré, vous voyez que, si la ville est en rumeur, tout est tranquille ici, partez, mon Rodolfo, au nom du ciel ! Si le podesta entrait ! Vite, partez. Puisque tu es obligé de rester dans ce palais jusqu'au soir, voyons, je vais te fermer moi-même ton manteau. Comme cela. Ton chapeau sur ta tête. Et puis, devant les sbires, aie l'air naturel, à ton aise, pas d'affectation à les éviter, pas de précaution. La précaution dénonce. Et puis, si l'on voulait te faire écrire quelque chose par hasard, un espion, quelqu'un qui te tendrait un piège, trouve un prétexte, n'écris pas ! RODOLFO. Pourquoi cette recommandation, Catarina ? CATARINA. Pourquoi ? Je ne veux pas qu'on voie de ton écriture, moi.. C'est une idée que j'ai. Mon ami, vous savez bien que les femmes ont des idées. Je te remercie d'être venu, d'être entré, d'être resté, j'ai eu la joie de te voir ! Là, tu vois bien que je suis tranquille, gaie, contente, que j'ai ma guitare là et ta lettre, maintenant va-t'en vite. Je veux que tu t'en ailles. — Encore un mot seulement. RODOLFO. Quoi? 346 ANGELO CATARINA. Rodolfo, vous savez que je ne vous ai jamais rien accordé, tu le sais bien, toi ! RODOLFO. Eh bien ? CATARIXA. Aujourd'hui c'est moi qui vais te demander. Rodolfo ! un baiser ! RODOLFO, la serrant dans ses bras. Oh ! c'est le ciel ! CATARINA. Je le vois qui s'ouvre ! RODOLFO. 0 bonheur ! CATARINA. Tu es heureux ? RODOLFO. Oui! CATARINA. A présent sors, mon Rodolfo ! RODOLFO. Merci ! CATARINA Adieu ! — Rodolfo ! Rodolfo, qui est à la porte, s'arrê:e. — Je t'aime ! Rodolfo sort. JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 347 SCÈNE VII CATARINA, seule. Fuir avec lui ! Oh ! j'y ai songé un moment. Oh ! Dieu ! fuir avec lui ! impossible ! je l'aurais perdu inutilem^ent. Oh ! pourvu qu'il ne lui arrive rien ! Pourvu que les sbires ne l'arrêtent pas ! Pourvu qu'on le laisse sortir ce soir ! Oh ! oui, il n'y a pas de raison pour que le soupçon tombe sur lui. Sauvez-le, mon Dieu ! (Elle va écouter à la porte du corridor.) — J 'entends encore son pas. Mon bien- aimé ! il s'éloigne. Plus rien. C'est fini. Va en sûreté, mon Rodolfo ! (La grande porte s'ouvre.) — Ciel ! Entrent Angelo et la Tisbe. SCÈNE VIII CATARINA, ANGELO, LA TISBE. CATARINA, à part. Quelle est cette femme ? La femme de la nuit. ANGELO. Avez-vous fait vos réflexions, madame ? CATARINA. Oui, monsieur. 348 ANGELO ANGELO. Il faut mourir ou me livrer l'homme qui a écrit la lettre. Avez-vous pensé à me livrer cet homme, madame ? CATARINA. Je n'y ai pas pensé seulement un instant, mon- sieur. LA TISBE, à part. Tu es une bonne et courageuse femme, Catarina ! Angelo fait signe à la Tisbe, qui lui remet une fiole d'argent. Il la pose sur la table. ANGELO. Alors vous allez boire ceci. CATARINA. C'est du poison ? ANGELO. Oui, madame. CATARINA. 0 mon Dieu ! vous jugerez un jour cet homme. Je vous demande grâce pour lui ! ANGELO. Madame, le provéditeur Urseolo, un des Braga- dini, un de vos pères, a fait périr Marcella Galbai, sa femme, de la même façon, pour le même crime. CATARINA. Parlons simplement. Tenez, il n'est pas question des Bragadini, vous êtes infâme. Ainsi vous venez JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 349 froidement là, avec le poison dans les mains ! Coupable ? Non, je ne le suis pas. Pas comme vous le croyez, du moins. j\Iais je ne descendrai pas à me justifier. Et puis, comme vous mentez toujours, vous ne me croiriez pas. Tenez, vraiment, je vous méprise ! Vous m'avez épousée pour mon argent, parce que j'étais riche, parce Cj[ue ma famille a un droit sur l'eau des citernes de Venise. Vous avez dit : Cela rapporte cent miUe ducats par an, prenons cette fille. Et quelle vie ai- je eue avec vous depuis cinq ans ? dites ! Vous ne m'aimez pas. Vous êtes jaloux cependant. Vous me tenez en prison Vous, vous avez des maîtresses, cela vous est permis. Tout est permis aux hommes. Toujours dur, toujours sombre avec moi. Jamais une bonne parole. Parlant sans cesse de vos pères, des doges qui ont été de votre famille ; m'humi- liant dans la mienne. Si vous croyez que c'est là ce qui rend une femme heureuse ! Oh ! il faut avoir souffert ce que j'ai souffert pour savoir ce que c'est que le sort des femmes. Eh bien, oui, monsieur, j'ai aimé avant de vous connaître un homme que j'aime encore. Vous me tuez pour cela. Si vous avez ce droit-là, il faut convenir que c'est un horrible temps que le nôtre. Ah ! vous êtes bien heureux, n'est-ce pas ? d'avoir une lettre, un chiffon de papier, un prétexte ! Fort bien. Vous me jugez, vous me condamnez, et vous m'exécutez ! Dans l'ombre. En secret. Par le poison. Vous avez la force. — C'est lâche ! (Se tournant vers la Tisbe.) — Que pensez-VOUS de cet homme, madame ? ANGELO. Prenez garde !... 350 ANGELO CATARINA, à la Tisbe. Et VOUS, qui êtes- vous ? qu'est-ce que vous me voulez ? C'est beau, ce que vous faites là ! Vous êtes la maîtresse publique de mon mari, vous avez intérêt à me perdre, vous m'avez fait espionner, vous m'avez prise en faute, et vous me mettez le pied sur la tête. Vous assistez mon mari dans l'abominable chose qu'il fait. Qui sait même, c'est peut-être vous qui fournissez le poison ? (A Angeio.) — Que pensez-vous de cette femme, monsieur ? ANGELO. Madame.. CATARINA. En vérité, nous sommes tous les trois d'un bien exécrable pays ! C'est une bien odieuse république que celle où un homme peut marcher impunément sur une malheureuse femme, comme vous faites, monsieur ! et où les autres honames lui disent : Tu fais bien, Foscari a fait mourir sa fille, Lore- dano sa femme, Bragadini... — Je vous demande un peu si ce n'est pas infâme ! Oui, tout Venise est dans cette chambre en ce moment ! Tout Venise en vos deux personnes ! Rien n'y manque. (Montrant Angeio.) — Venise despote, la voilà. (Mon- trant la Tisbe.) — Venise courtisane, la voici. (A la Tisbe.) — Si je vais trop loin dans ce que je dis, madame, tant pis pour vous, pourquoi êtes- vous là ? ANGELO, lui saisissant le bras. Allons, madame, finissons-en ! JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 351 CATARINA. Elle s'approche de la table où est le flacon. Allons, je vais accomplir ce que vous voulez (elle avance la main vers le flacon), — puisqu'il le faut... (Elle recule.) — Non ! c'est affreux ! je ne veux pas ! je ne pourrai jamais ! Mais pensez-y donc en(iore un peu, tandis qu'il en est temps. Vous qui êtes tout-puissant, réfléchissez. Une femme, une femme qui est seule, abandonnée, qui n'a pas de force, qui est sans défense, qui n'a pas de parents ici, pas de famille, pas d'amis, qui n'a personne ! l'assassiner ! l'empoisonner misérable- ment dans un coin de sa maison ! — Ma mère ! ]Ma mère ! ]\Ia mère ! LA TISBE. Pauvre femme ! CATARINA. Vous avez dit : pauvre femme, madame ! Vous l'avez dit ! Oh ! je l'ai bien entendu ! Oh ! ne me dites pas que vous ne l'avez pas dit ! Vous avez donc pitié, madame ? Oh ! oui, laissez-vous at- tendrir ! Vous voyez bien qu'on veut m'assassiner ! Est-ce que vous en êtes, vous ? Oh ! ce n'est pas possible. Non, n'est-ce pas ? Tenez, je vais vous exphquer, vous conter la chose, à vous. Vous parlerez au podesta après. Vous lui direz que ce qu'il fait là est horrible. Moi, c'est tout simple que je dise cela. Mais vous, cela fera plus d'effet. Il suffit quelquefois d'un mot dit par une personne étrangère pour ramener un homme à la raison. Si je vous ai offensée tout à l'heure, pardonnez-le- moi. Madame, je n'ai jamais rien fait qui fût mal, 352^^- ANGELO vraiment mal. Je suis toujours restée honnête. Vous me comprenez, vous, je le vois bien. Mais je ne puis dire cela à mon mari. Les hommes ne veu- lent jamais nous croire, vous savez ? Cependant nous leur disons quelquefois des choses bien vraies. Madame ! ne me dites pas d'avoir du courage, je vous en prie. Est-ce que je suis forcée d'avoir du courage, moi ? Je n'ai pas honte de n'être qu'une femme bien faible et dont il faudrait avoir pitié. Je pleure parce que la mort me fait peur. Ce n'est pas ma faute. ANGELO. Madame, je ne puis attendre plus longtemps CATARINA. Ah ! vous m'interrompez. (A la Tisbe.) — Vous voyez bien qu'il m'interrompt. Ce n'est pas juste. Il a vu que je vous disais des choses qui allaient vous émouvoir. Alors il m'empêche d'achever. Il me coupe la parole. (A Angelo.) — Vous êtes un monstre ! ANGELO. C'en est trop. Catarina Bragadini, le crime fait veut un châtiment, la fosse ouverte veut un cercueil, le mari outragé veut une femme morte. Tu perds toutes les paroles qui sortent de ta bouche, j'en jure par Dieu qui est au ciel ! (Montrant le poison.) — Voulez-vous, madame ? CATARINA. Non^!^ JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 353 ANGELO. Non ? — J'en reviens à ma première idée alors. Les épées ! les épées ! Troïlo ! Qu'on aille me chercher... J'y vais ! Il sort violemment par la porte du fond, qu'on l'entend refermer en dehors. SCÈNE IX CATARINA, LA TISBE. LA TISBE. Écoutez ! Vite ! nous n'avons qu'un instant. Puisque c'est vous qu'il aime, ce n'est plus qu'à vous qu'il faut songer. Faites ce qu'on veut. Ou vous êtes perdue ! Je ne puis pas m'expliquer plus clairement. \'ous n'êtes pas raisonnable. Tout à l'heure il m'est échappé de dire : pauvre femme ! Vous l'avez répété tout haut comme une folle, devant le podesta, à qui cela pouvait donner des soupçons ! Si je vous disais la chose, vous êtes dans un état trop violent, vous feriez quelque imprudence, et tout serait perdu. Laissez-vous faire ! Buvez. Les épées ne pardonnent pas, voyez- vous. Ne résistez plus. Que voulez-vous que je vous dise ? C'est vous qui êtes aimée, et je veux que quelqu'un m'ait une obligation. \"ous ne comprenez pas ce que je vous dis là, eh bien ! de vous le dire cela m/ arrache le cœur pourtant ! CATARINA. Madame... 12 354 ANGELO LA TISBE. Faites ce qu'on vous dit. Pas de résistance. Pas une parole. Surtout n'ébranlez pas la confiance que votre mari a en moi. Entendez-vous ? Je n'ose vous en dire plus avec votre manie de tout redire. Oui, il y a dans cette chambre une pauvre femme qui doit mourir, mais ce n'est pas vous. Est-ce dit? CATARINA. Je ferai ce que vous voulez, madame. LA TISBE. Bien. Je l'entends qui revient ! (La Tisbe se jette sur la porte du fond au moment où elle s'ouvre.) — Scul ! seul ! Entrez seul ! On entrevoit des sbires l'épée nue dans la chambre voisine. Angelo entre. La porte se referme. SCENE X CATARINA, LA TISBE, ANGELO. LA TISBE. Elle se résigne au poison. ANGELO, à Catarina. Alors, tout de suite, madame. JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 355 CATARINA, prenant la fiole. — A la Tisbe. Je sais que vous êtes la maîtresse de mon mari. Si votre pensée secrète était une pensée de tra- hison, le besoin de me perdre, l'ambition de prendre ma place que vous auriez tort d'envier, ce serait une action abominable, madame ; et, quoiqu'il soit dur de mourir à vingt-deux ans, j'aimerais encore mieux ce que je fais que ce que vous faites. (Elle boit.) LA TISBE, à part. Que de paroles inutiles, mon Dieu ! ANGELO, allant à la porte du fond qu'il entr'ou\Te. Allez-vous-en ! CATARINA. Ah ! ce breuvage me glace le sang ! (Regardant fixement la Tisbe.) — Ah ! madame ! (A Angelo.) — Êtes- vous content, monsieur ? Je sens bien que je vais mourir. Je ne vous crains plus. Eh bien, je vous le dis maintenant, à vous qui êtes mon démon, comme je le dirai tout à l'heure à mon Dieu : j'ai aimé un homme, mais je suis pure ! ANGELO. Je ne vous crois pas, madame. LA TISBE, à part. Je la crois, moi 1 356 ANGELO CATARINA. Je me sens défaillir... Non. Pas ce fauteuil-là. Ne me touchez point. Je vous l'ai déjà dit, vous êtes un homme infâme ! (Elle se dirige en chancelant vers son oratoire.) — Je veux mourir à genoux. Devant l'autel qui est là. Mourir seule. En repos. Sans avoir vos deux regards sur moi. (Arrivée à la porte, elle s'appuie sur le rebord.) — Je veux mourir en priant Dieu. (A Angeio.) — Pour vous, monsieur. Elle entre dans l'oratoire. ANGELO. Troïlo ! Entre l'huissier. — Prends dans mon aumônière la clef de ma salle secrète. Dans cette salle, tu trouveras deux hommes. Amène-les-moi. Sans leur dire un mot. (L'huissier sort. — A la Tisbe.) — Il faut maintenant que j'aille interroger les hommes arrêtés. Quand j'aurai parlé aux deux guetteurs de nuit, Tisbe, je vous confierai le soin de veiller sur ce qui reste à faire. Le secret, surtout ! Entrent les deux guetteurs de nuit, introduits par l'huissier qui se retire. SCENE XI ANGELO, LA TISBE, ORFEO, GABOARDO. ANGELO, aux guetteurs de nuit. Vous avez été souvent employés aux exécutions de nuit dans ce palais. Vous connaissez la cave où sont les tombes ? JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 357 GABOARDO. Oui, monseigneur. ANGELO. Y a-t-il des passages tellement cachés qu'au- jourd'hui, par exemple, que ce palais est plein de soldats, vous puissiez descendre dans ce caveau, y entrer et puis sortir du palais sans être vus de personne ? GABOARDO. Nous entrerons et nous sortirons sans être vnis de personne, monseigneur. ANGELO. C'est bien, (il entr'ou\T:e la porte de l'oratoire. Aux deux guetteurs.) — Il y a là une femme qui est morte. Vous allez descendre cette femme secrète- ment dans le caveau. Vous trouverez dans ce caveau une dalle du pavé qu'on a déplacée et une fosse qu'on a creusée. Vous mettrez la femme dans la fosse et puis la dalle à sa place. Vous entendez ? GABOARDO. Oui, monseigneur. ANGELO. Vous êtes forcés de passer par mon appartement. Je vais en faire sortir tout le monde. (A la Tisbe.) — Veillez à ce que tout se fasse en secret, (ii sort.) LA TISBE, tirant une bourse de son aumôaière. — Aux deux hommes. Deux cents sequins d'or dans cette bourse. Pour 358 ANGELO vous ! et demain matin le double, si vous faites bien tout ce que je vais vous dire. GABOARDO, prenant la bourse. Marché conclu, madame. Où faut -il aller ? LA TISBE. Au caveau d'abord. TROISIÈME PARTIE Une chambre de nuit. Au fond, une alcôve à rideaux avec un lit. De chaque côté de l'alcôve, une porte ; celle de droite est masquée dans la tenture. Tables, meubles, fauteuils, sur lesquels sont épars des masques, des év'entails, des écrins à demi ouverts, des costumes de théâtre. SCENE PREMIÈRE LA TISBE, GABOARDO, ORFEO, UN PAGE NOIR. CATARINA, enveloppée d'un linceul, est posée sur le lit. On distingue sur sa poitrine le crucifix de cuivTe. La Tisbe prend un miroir et découvre le visage pâle de Catarina. LA TISBE, au page noir. Approche avec ton flambeau. (Elle place le miroir devant les lè\T:es de Catarina.) — Je Suis tranquille ! (Elle referme les rideaux de l'alcôve. — Aux deux guetteurs de JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 359 nuit.) — Vous êtes sûrs que personne ne vous a vus dans le trajet du palais ici ? GABOARDO. La nuit est très noire. La ville est déserte à cette heure. Vous savez bien que nous n'avons rencontré personne, madame. Vous nous avez vus mettre le cercueil dans la fosse, et le recouvrir avec la dalle. Ne craignez rien. Nous ne savons pas si cette femme est morte, mais, ce qui est certain, c'est que pour le monde entier elle est scellée dans la tombe. Vous pouvez en faire ce que vous voudrez. LA TISBE. C'est bien. (Au page noir.) — Où sont les habits d'homme que je t'ai dit de tenir prêts ? LE PAGE NOIR, montrant un paquet dans l'ombre. Les voici, madame. LA TISBE. Et les deux chevaux que je t'ai demandés, sont-ils dans la cour ? LE PAGE NOIR. Sellés et bridés. LA TISBE. De bons chevaux ? LE PAGE NOIR. J'en réponds, madame. 36o ANGELO LA TISBE. C'est bien. (Aux guetteurs de nuit.) — Dites-moi, vous, combien faut-il de temps, avec de bons chevaux, pour sortir de l'état de Venise ? GABOARDO. C'est selon. Le plus court, c'est d'aller tout de suite à Montebacco qui est au pape. Il faut trois heures. Beau chemin. LA TISBE. Cela suffit. Allez maintenant. Le silence sur tout ceci ! et revenez demain matin chercher la récom- pense promise. Les deux guetteurs de nuit sortent. (Au page noir.) — Toi, va fermer la porte de la maison. Sous quelque prétexte que ce soit, ne laisse entrer personne. LE PAGE NOIR. Le seigneur Rodolfo a son entrée particuHère, « madame. Faut -il la fermer aussi ? LA TISBE. Non, laisse-la hbre. S'il vient, qu'il entre. Mais lui seul, et personne autre. Aie soin que qui que ce soit au monde ne puisse pénétrer ici, surtout si Rodolfo venait. Toi-même, fais attention à n'entrer que si je t'appelle. A présent, laisse-moi. Sort le page noir. JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 361 SCÈNE II LA TISBE ; CATARINA, dans l'aicôve. LA TISBE. Je pense qu'il n'y a plus très longtemps à attendre. — Elle ne voulait pas mourir. Je le comprends. Quand on sait qu'on est aimée ! — Mais autrement, plutôt que de vivre sans son amour (se tournant vers le lit) — oh ! tu serais morte avec joie, n'est-ce pas? — Ma tête brûle. Voilà pourtant trois nuits que je ne dors pas. Avant-hier, cette fête ; hier, ce rendez- vous où je les ai surpris ; aujourd'hui... — Oh ! la nuit prochaine, je dormirai ! (Elle jette un coup d'œil sur les toilettes de théâtre éparses autour d'elle.) — Oh OUi ! nous sommes bien heureuses, nous autres ! On nous applaudit au théâtre. Que vous avez bien joué la Rosmonda, madame! Les imbéciles! Oui, on nous admire, on nous trouve belles, on nous couvre de fleurs, mais le cœur saigne dessous. Oh ! Ro- dolfo ! Rodolfo ! Croire à son amour, c'était une idée nécessaire à ma vie ! Dans le temps où j'y croyais, j'ai souvent pensé que si je mourais je voudrais mourir près de lui, mourir de telle façon qu'il lui fût impossible d'arracher ensuite mon souvenir de son âme, que mon ombre restât à jamais à côté de lui, entre toutes les autres femmes et lui ! Oh ! la mort, ce n'est rien. L'oubli, c'est tout. Je ne veux pas qu'il m'oublie. Hélas ! voilà donc où j'en suis venue ! Voilà où je suis tombée ! Voilà ce que le monde a fait pour moi ! Voilà ce que l'amour a fait de moi ! (Elle va au lit, écarte les 302 ANGELO rideaux, fixe quelques instants son regard sur Catarina immobile, et prend le crucifix.) — Oh ! si ce crucifix a porté bon- heur à quelqu'un dans ce monde, ce n'est pas à votre fille, ma mère ! Elle pose le crucifix sur la table. La petite porte masquée s'ouvre. Entre Rodolfo. SCENE III LA TISBE, RODOLFO ; CATARINA, toujours dans l'alcôve fermée. LA TISBE. C'est VOUS, Rodolfo i Ah ! tant mieux ! j'ai à vous parler, justement. Écoutez-moi. RODOLFO. Et moi aussi j'ai à vous parler, et c'est vous qui allez m' écouter, madame ! LA TISBE. Rodolfo !... RODOLFO. Êtes-vous seule, madame ? LA TISBE. Seule. RODOLFO. Donnez l'ordre que personne n'entre. JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 363 LA TISBE. li est déjà donné. RODOLFO. Permettez-moi de fermer ces deux portes. (Il va fermer les deux portes au verrou.) LA TISBE. J'attends ce que vous avez à me dire. RODOLFO. D'où venez-vous ? De quoi êtes-vous pâle ? Qu'avez- vous fait aujourd'hui, dites ? Qu'est-ce que ces mains-là ont fait, dites ? Où avez-vous passé les exécrables heures de cette journée, dites ? Non, ne le dites pas. Je vais le dire. Ne répondez pas, ne niez pas, n'inventez pas, ne mentez pas. Je sais tout ! Je sais tout, vous dis- je ! Vous voyez bien que je sais tout, madame ! Il y avait là Dafne. A deux pas de vous. Séparée seulement par une porte. Dans l'oratoire. Il y avait Dafne qui a tout vu, qui a tout entendu, qui était là, à côté, tout près, qui entendait, qui voyait ! — Tenez, voilà des paroles que vous avez prononcées. Le podesta disait : Je n'ai pas de poison ; vous avez dit : J'en ai, moi ! — J'en ai, moi ! j'en ai, moi ! L' avez-vous dit, oui ou non ? Mentez un peu, voyons ! Ah ! vous avez du poison, vous ! Eh bien, moi, j'ai un couteau ! (il tire un poignard de sa poitrine.) LA TISBE. Rodolfo ! 364 ANGELO RODOLFO. Vous avez un quart d'heure pour vous préparer à la mort, madame ! LA TISBE. Ah ! vous me tuez ! Ah ! c'est la première idée qui vous vient ! Vous voulez me tuer, ainsi, vous- même, tout de suite, sans plus attendre, sans être bien sûr ? Vous pouvez prendre une résolution pareille aussi facilement ? Vous ne tenez pas à moi plus que cela ? Vous me tuez pour l'amour d'une autre ! O Rodolfo, c'est donc bien vrai, dites-le-moi de votre bouche, vous ne m'avez donc jamais aimée ? RODOLFO. Jamais ! LA TISBE. Eh bien ! c'est ce mot-là qui me tue, malheureux ! ton poignard ne fera que m 'achever. RODOLFO. De l'amour pour vous, moi ! Non, je n'en ai pas ! je n'en ai jamais eu ! Je puis m'en vanter, Dieu merci ! De la pitié, tout au plus ! LA TISBE. Ingrat ! Et, encore un mot, dis-moi ; elle ! tu l'aimais donc bien ? RODOLFO. Elle ! si je l'aimais ! elle ! Oh ! écoutez cela puisque c'est votre supplice, malheureuse ! Si je l'aimais ! une chose pure, sainte, chaste, sacrée, une femme JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 365 qui est un autel, ma vie, mon sang, mon trésor, ma consolation, ma pensée, la lumière de mes yeux, voilà comme je l'aimais ! LA TISBE. Alors, j'ai bien fait. RODOLFO. Vous avez bien fait ? LA TISBE. Oui. J'ai bien fait. Es-tu sûr seulement de ce que j'ai fait ? RODOLFO. Je ne suis pas sûr, dites-vous ! Voilà la seconde fois que vous le dites. Mais il y avait là Dafne, je vous répète qu'il y avait là Dafne, et ce qu'elle m'a dit, je l'ai encore dans l'oreille : — Monsieur, monsieur, ils n'étaient qu'eux trois dans cette chambre, elle, le podesta et une autre femme, une horrible femme que le podesta appelait Tisbe. Monsieur, deux grandes heures, deux heures d'agonie et de- pitié, monsieur, ils l'ont tenue là, la malheureuse, pleurant, priant, suppliant, de- mandant grâce, demandant la vie. — Tu de- mandais la vie, ma Catarina bien-aimée ! — à genoux, les mains jointes, se traînant à leurs pieds, et ils disaient non ! Et le poison, c'est la femme Tisbe qui l'a été chercher ! et c'est elle qui a forcé madame de le boire ! Et le pauvre corps mort, monsieur, c'est elle qui l'a emporté, cette femme, ce monstre, la Tisbe ! — Où l'avez- 366 ANGELO vous mis, madame ? — Voilà ce qu'elle a fait, la Tisbe ! Si j 'en suis sûr ! (Tirant un mouchoir de sa poitrine.) — Ce mouchoir que j'ai trouvé chez Catarina, à qui est -il ? A vous. (Montrant le crucifix.) — Ce crucifix ! que je trouve chez vous, à qui est -il ? A elle! — Si j'en suis sûr! Allons, priez, pleurez;, criez, demandez grâce, faites prompte- ment ce que vous avez à faire, et finissons ! LA TISBE. Rodolfo ! RODOLFO. Qu'avez -vous à dire pour vous justifier ? Vite. Parlez vite. Tout de suite. LA TISBE. Rien, Rodolfo. Tout ce qu'on t'a dit est vrai. Crois tout. Rodolfo, tu arrives à propos, je voulais mourir. Je cherchais un moyen de mourir près de toi, à tes pieds. Mourir de ta main ! oh ! c'est plus que je n'aurais osé espérer ! ]\Iourir de ta main ! oh ! je tomberai peut-être dans tes bras ! Je te rends grâce ! Je suis sûre au moins que tu entendras mes dernières paroles. Mon dernier souffle, quoique tu n'en veuilles pas, tu l'auras. Vois-tu, je n'ai pas du tout besoin de vivre, moi. Tu ne m'aimes pas, tue-moi. C'est la seule chose que tu puisses faire à présent pour moi, mon Rodolfo. Ainsi, tu veux bien te charger de moi. C'est dit. Je te rends grâce. RODOLFO. Madame... JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 367 LA TISBE. Je vais te dire. Écoute-moi seulement un instant. J'ai toujours été bien à plaindre, va. Ce ne sont pas là des mots, c'est un pauvre cœur gonflé qui déborde. On n'a pas beaucoup de pitié de nous autres, on a tort. On ne sait pas tout ce que nous avons souvent de vertu et de courage. Crois-tu que je doive tenir beaucoup à la vie ? Songe donc que je mendiais tout enfant, moi. Et puis, à seize ans, je me suis trouvée sans pain. J'ai été ramassée dans la rue par des grands seigneurs. Je suis tombée d'une fange dans l'autre. La faim ou l'orgie ! Je sais bien qu'on vous dit : Mourez de faim, mais j'ai bien souffert, va ! Oh ! oui, toute la pitié est pour les grandes dames nobles. Si elles pleurent, on les console. Si elles font mal, on les excuse. Et puis, elles se plaignent ! Mais nous, tout est trop bon pour nous. On nous accable. Va, pauvre femme ! marche toujours ! de quoi te plains-tu ? Tous sont contre toi. Eh bien ! est-ce que tu n'es pas faite pour souffrir, fille de joie ? — Rodolfo, dans ma position, est-ce que tu ne sens pas que j'avais besoin d'un cœur qui comprît le mien ? Si je n'ai pas quelqu'un qui m'aime, qu'est-ce que tu veux que je devienne, là, vrai- ment ? Je ne dis pas cela pour t'attendrir, à quoi bon ? Il n'y a plus rien de possible maintenant. Mais je t'aime, moi ! Oh ! Rodolfo ! à quel point cette pauvre fille qui te parle t'a aimé, tu ne le sauras qu'après ma mort ! quand je n'y serai plus ! Tiens, voilà six mois que je te connais, n'est-ce pas ? Six mois que je fais de ton regard ma vie, de ton sourire ma joie, de ton souffle mon âme ! Eh bien, juge ! depuis six mois je n'ai pas eu un seul 368 ANGELO instant l'idée, l'idée nécessaire à ma vie, que tu m'aimais. Tu sais que je t'ennuyais toujours de ma jalousie, j'avais mille indices qui me troublaient, maintenant cela m'est expliqué. Je ne t'en veux pas. Ce n'est pas ta faute. Je sais que ta pensée était à cette femme depuis sept ans. Moi, j'étais pour toi une distraction, un passe-temps. C'est tout simple. Je ne t'en veux pas. Mais que veux-tu que je fasse ? Aller devant moi comme cela, vivre sans ton amour, je ne le peux pas. Enfin il faut bien respirer. j\Ioi, c'est par toi que je respire ! Vois, tu ne m'écoutes seulement pas ! Est-ce que cela te fatigue que je te parle ? Ah ! je suis si malheureuse, vraiment, que je crois que quelqu'un qui me verrait aurait pitié de moi ! RODOLFO. Si j'en suis sûr ! Le podesta est allé chercher quatre sbires, et pendant ce temps-là vous avez dit à elle tout bas des choses terribles qui lui ont fait prendre le poison ! ]\Iadame ! est-ce que vous ne voyez pas que ma raison s'égare? Madame! où est Catarina ? Répondez ! Est-ce que c'est vrai, madame, que vous l'avez tuée, que vous l'avez empoisonnée ? Où est-elle ? dites ! Où est-elle ? Savez- vous que c'est la seule femme que j'aie jamais aimée, madame ! la seule, la seule, en- tendez-vous, la seule ! LA TISBE. La seule ! la seule ! Oh ! c'est mal de me donner tant de coups de poignard ! Par pitié ! (elle lui montre le couteau qu'il tient) vite le dernier avec ceci ! JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 369 RODOLFO. Où est Catarina ? la seule que j'aime. Oui, la seule 1 LA TISBE. Ah ! tu es sans pitié ! tu me brises le cœur ! Eh bien, oui ! je la hais, cette femme ! entends-tu, je la hais ! Oui, on t'a dit vrai, je me suis vengée, je l'ai empoisonnée, je l'ai tuée ! RODOLFO. Ah ! vous le dites donc ! Ah ! vous voyez bien que c'est vous qui le dites ! Par le ciel ! je crois que vous vous en vantez, malheureuse ! LA TISBE. Oui, et ce que j'ai fait, je le ferais encore ! Frappe ! RODOLFO, terrible. Madame !... LA TISBE. Je l'ai tuée, te dis-je ! Frappe donc ! RODOLFO. Misérable ! (il la frappe.) LA TISBE. (Elle tombe.) Ah ! au cœur ! Tu m'as frappée au cœur ! C'est bien. — Mon Rodolfo ! ta main ! (Elle lui prend la main et la baise.) — Merci ! Tu m'as délivrée ! 370 ANGELO Laisse-la-moi, ta main. Je ne veux pas te faire du mal, tu vois bien. Mon Rodolfo bien-aimé, tu ne te voyais pas quand tu es entré, mais de la manière dont tu as dit : vous avez un quart d'heure ! en levant ton couteau, je ne pouvais plus vivre après cela. ^Maintenant que je vais mourir, sois bon, dis-moi un mot de pitié. Je crois que tu feras bien. RODOLFO. Madame... LA TISBE. Un mot de pitié ! Veux-tu ? On entend une voix sortir de derrière les rideaux de l'alcôve. CATARINA. Où suis-je ? Rodolfo ! RODOLFO. Qu'est-ce que j'entends ? Quelle est cette voix ? Il se retourne et voit la figure blanche de Catarina, qui a entr'ouvert les rideaux. CATARINA. Rodolfo ! RODOLFO. (Il court à elle et l'enlève dans ses bras.) Catarina ! Grand Dieu ! Tu es ici ! Vivante ! Comment cela se fait-il ? Juste ciel ! (Se retournant vers la Tisbe) — Ah ! qu'ai-je fait ? JOURNÉE III — BLANC POUR NOIR 371 LA TISBE, se traînant vers lui avec un sourire. Rien. Tu n'as rien fait. C'est moi qui ai fait tout. Je voulais mourir. J'ai poussé ta main. RODOLFO. Catarina ! tu vis, grand Dieu ! Par qui as-tu été sauvée ? LA TISBE. Par moi, pour toi ! RODOLFO. Tisbe ! Du secours ! Misérable que je suis î LA TISBE. Non. Tout secours est inutile. Je le sens bien. Merci. Ah ! livre-toi à la joie comme si je n'étais pas là. Je ne veux pas te gêner. Je sais bien que tu dois être content. J'ai trompé le podesta. J'ai donné un narcotique au lieu d'un poison. Tout le monde l'a crue morte. Elle n'était qu'endormie. 11 y a là des chevaux tout prêts. Des habits d'homme pour elle. Partez tout de suite. En trois heures, vous serez hors de l'état de Venise. Soyez heureux. Elle est déliée. Morte pour le podesta. Vivante pour toi. Trouves-tu cela bien arrangé ainsi ? RODOLFO. Catarina !... Tisbe !... II tombe à genoux, l'œil fixé sur la Tisbe expirante. 372 ANGELO LA TISBE, d'une voix qui va s'éteignant. Je vais mourir, moi. Tu penseras à moi quelque- fois, n'est-ce pas ? et tu diras : Eh bien, après tout, c'était une bonne fille, cette pauvre Tisbe. Oh ! cela me fera tressaillir dans mon tombeau ! Adieu ! Madame ! permettez-moi de lui dire encore une fois mon Rodolfo ! Adieu, mon Rodolf o ! — Partez vite à présent. Je meurs. Vivez. Je te bénis ! Elle meurt. NOTE DE L'ÉDITION ORIGINALE 373 NOTE La loi d'optique du théâtre, qui oblige souvent à ne présenter que des raccourcis, surtout vers les dénoûments, exige impé- rieusement que le rideau tombe au mot : Par moi, pour toi/ La \T:aie un de la pièce n'est pourtant pas là, comme on peut s'en convaincre en lisant. Il est évident aussi que, lorsque Angelo Malipieri, à la première scène de la troisième journée, explique aux prêtres le blason des Bragadini, il devxait dire : la croix de gueules et non la croix rouge. Espérons qu'un jour un seigneur vénitien pourra dire tout bormement sans péril son blason sur le théâtre. C'est im progrès qui viendra. A l'heure qu'il est, il n'est guère permis à un gentilhomme de se targuer sur le théâtre d'autre chose que d'un champ d'azur. Sinople ne serait pas compris ; gueules ferait rire ; azur est charmant. Pour tout ce qui regarde la mise en scène, MM. les directeurs de province ne peuvent mieux faire que de se modeler sur le Théâtre-Français, où la pièce a été montée avec un soin extrême. Ajoutons que la pièce est jouée dans ses moindres détails avec im ensemble et une dignité qui rappellent les plus belles époques de la vieille Comédie-Française. M. Provost a reproduit avec une fermeté sculptiurale le profil sombre et mystérieux d'Ho- modei. M. GefEroy réalise avec im talent plein de nerf et de chaleur ce Rodolfo mélancolique et violent, passionné et fatal, frappé comme homme par l'amour, comme prince par l'exil. M. Beauvallet, qui peut mettre une belle voix au service d'une belle intelligence, a posé puissamment la figure haute et sévère de cet Angelo, tyran de la ville, maître de la maison. La création de ce rôle place pour tout le monde M. Beauvallet au rang des meilleurs acteurs qu'il y ait au théâtre en ce moment. Quant 374 ANGELO à M^e Mars, si charmante, si spirituelle, si pathétique, si pro- fonde par éclairs, si parfaite toujours ; quant à M"^^ Dorval, si vraie, si gracieuse, si pénétrante, si poignante, que pourrions- nous en dire après ce que dit, au milieu des bravos, des accla- mations, des applaudissements et des larmes, cette foule immense et émerveillée qu'éblouit chaque soir le choc étincelant des deux sublimes actrices ? NOTE DE L'ÉDITION DE 1837 375 EDITION DE 1837 NOTE L'auteur a dit ailleurs : confirmer ou réfuter des critiques, c'est la besogne du temps. C'est pour cela qu'il s'est toujours abstenu et qu'il s'abstiendra toujours de toute réponse aux diverses objections qui accueillent d'ordinaire à leur apparition les ouvrages, d'ailleurs si incomplets, qu'il publie ou qu'il fait représenter. Il ne veut pas cependant qu'on suppose que, s'il se tait, c'est qu'il n'a rien à dire ; et, pour prouver, une fois pour toutes, que ce ne sont pas les raisons qui lui manqueraient dans une polémique à laquelle sa dignité se refuse, il répondra ici, par exception et seulement pour donner un exemple, à Tune des critiques les plus radicales, les plus accréditées et les plus fréquemment répétées (\v^Angelo ait eu à subir. La partie du public qui fait attention à tout se souvient peut-être qu'à l'époque où Angelo fut représenté une des principales objections, sinon la principale, qu'éleva contre ce drame la critique pari- sienne presque unanime, avait pour base V invraisemblance et V impossibilité de ces corridors secrets, de ces couloirs à espions, de ces portes masquées, de ces clefs mystérieuses, moj'ens absurdes et faux, disait-on, inventés par l'auteur, et non puisés dans les mœurs réelles de Venise, commodes pour faire jaillir de quelques scènes un effet mélodramatique, et non la vraie terreur historique, etc. — Or voici ce qu'on lit dans Amelot : Histoire du gouvernement de Venise, t. I, p. 245 : « Les inquisiteurs d'état font des visites nocturnes dans le palais de Saint-Marc^ où ils entrent et d'où ils sortent par des 376 ANGELO endroits secrets dont ils ont la clef ; et il est aussi dangereux de les voir que d'en être vu. Ils iraient, s'ils voulaient, jusqu'au lit du doge, entreraient dans son cabinet, ouvriraient ses cas- settes, et feraient son inventaire, sans que lui ni toute sa famille osât témoigner de s'en apercevoir. » Qu'ajouter après cela? Observons en passant que cette jalouse et insolente puis- sance de l'espionnage n'est pas chose nouvelle dans l'histoire. Toutes les tvTrannies aboutissent à se ressembler. Un despote vaut une oligarchie. Tibère vaut Venise. Prœcipua miseriarum pars, dit Tacite, erat videre et aspici. L'auteiu^, appuyé, à défaut de talent, sur des études sérieuses, pourrait démontrer par des preuves non moins concluantes la réalité de tous les autres aspects historiques de ce drame, et ce qu'il dit pour Angelo, il pourrait le dire pour toutes ses pièces. Selon lui, les œu\T:es de théâtre doivent toujours être, par les mœiurs, sinon par les événements, des œu\Tes d'histoire. A ceux qui, non sans quelque étourderie ou sans quelque ignorance, reprochent à ses drames italiens l'usage et, ajoute-t-on com- munément, l'abus du poison, il pourrait faire lire, par exemple, entre autres choses curieuses, cette page du voyage de Bumet, évéque de Salisbury : « Une personne de considération m'a dit qu'il y avait à Venise un empoisonneur général, qui avait des gages, lequel était employé par les inquisiteiurs pour dépêcher secrètement ceux dont la mort publique aurait pu causer quelque bruit. Il me protesta que c'était la pure vérité, et qu'il la tenait d'une personne dont le frère avait été sollicité de prendre cet emploi. » M. Daru, qui avait été au fond des documents dans lesquels l'auteur a tâché de ne pas fouiller moins avant que lui, dit, au tome VI de son histoire, page 219 : « C'était une opinion répandue dans Venise que, lorsque le baile de la république partait pour Constantinople, on lui remettait une cassette et ime boîte de poisons. Cet usage s'était perpétué, dit-on, jusqu'à ces derniers temps, non qu'il faille en concliure que l'atrocité des mœurs était la même, mais les formes de la république ne changeaient jamais. » Enfin, l'auteur ne croit pas inutile de terminer cette longue note par quelques extraits étranges et authentiques de ces célèbres Statuts de V inquisition d'état, restés secrets jusqu'au NOTE DE L'ÉDITION DE 1837 377 jour où la république française, en dissolvant par son seul contact la république vénitierme, a soufflé sur les poudreuses archives du conseil des Dix, et en a éparpillé les mille feuilles au grand jour. C'est ainsi qu'est venu mourir en pleine lumière ce code monstrueux, qui, depuis trois cent cinquante ans, rampait dans les ténèbre . Eclos dans l'ombre à côté du fatal doge Foscari en 1454, il a expiré sous les huées de nos caporaux en 1797. Nous recommandons aux esprits réfléchis ces extraits pleins d'explications et d'easeignements. C'est dans ces sombres statuts que l'auteur a puisé son drame ; c'est là que Venise puisait sa puissnce. Dominât >us arcatui. STATUTS DE L'INQUISITION D'ÉTAT (16 juin 1454.) 6° Sia procurado dà noi, e dà nostri succe sori de baver più nmnero de racordanti che sia possibile, tanto del ordene nobile quanto de cittadini, e popolari, come anco de reli- gio i. 12° Par haver questa intra- tura se puol servire de qualche racordante religioso o de qualche zud o, che sono per- sone che facilmente trattano con tutti. 160 Se occoresse che per el nostro magistrato se dovesse dar la morte ad alcun, non se faccia mai dimostration pub- blica, ma questa secretamente si adempisca, col mandarlo ad annegar in canal Orfano di notte tempo. 6° Le ribunal aura le plus grand nombre possible d'ob- servateurs choisis, tant dans l'ordre de la noblesse que parmi les citaJins, les popu- laires et les religieux. 12° On fera faire les ouver- tures par quelque moine ou par quelque juif, ces sortes de gens s'introduisant partout. 16° Quand le tribunal aura jugé nécessaire la mort de quelqu'un, l'exécution ne sera jeimais publique. Le condamné sera noyé secrètement, la nuit, dans le canal Orfano. 378 ANGELO 28° Se qualche nobile nostro venisse ad a\n,ertirci di esser sta tentado per parte de alcun ambassador, sia procurado che el continua la pratica, tanto che se possa concertar de mandar a retenir la persona in flagrante e quando se possa in quello istante verificar el dite di quel nobile nostro, quella persona sia mandada subito ad annegar, mentre perô non sia l' ambassador istesso e anco il suo secre- tario, perché ij altri se puô finzer de non conoscerli. 29° ...E quando non se possa far altro, ij siano fatti am- mazar privatamente. 40° Sia procurado dal magis- trato nostro di haver racor- danti, non solo in Venetia, ma anco nelle nostre città principali, massime de confin, li quali doi volte l'anno deb- bano personalmente comparir al tribimal, per riferir se li rettori nostri havessero qual- che commercio con i principi confinanti, corne anco altri particolari importanti circa i loro portamenti. E quando se intendesse cosa alcima contro il stato, sia provisto da noi vigorosamente. 28° Si quelque noble véni- tien révèle au tribunal des propositions qui lui auraient été faites de la part de quelque ambassadeur, il sera autorisé à continuer cette pratique ; et, quand on aura acquis la certitude du fait, l'agent in- termédiaire de cette intelli- gence sera enlevé et noyé, pourvu que ce ne soit ni l'ambassadeur lui-même, ni le secrétaire de la légation, mais une personne que l'on puisse feindre de ne pas reconnaître. 29° ...On emploiera tous les moyens povu: l'arrêter, et si, enfin, on ne peut faire autre- ment, on le fera assassiner secrètement. 40° Il y aura des surveil- lants, non seulement à Venise, mais encore dans les princi- pales villes de l'état, et princi- palement sur les fi entières, lesquels devront se présenter en personne deux fois l'an devant le tribunal, pour y déclarer s'il est à leur con naissance que les gouverneiurs, ou d'autres personnages mar quants, aient quelques intelli gences avec les princes voisins, ou qu'ils se conduisent mal Au moindre avis de quelque désordre nuisible au service public, le tribunal y remé- diera avec vigueur. NOTE DE L'ÉDITION DE 1837 379 AGGIONTA FATTA AL CAPITO- LARE DELLI INQUISITORI DI STATO. 1° Siano incaricati tutti li racordanti, di quai si voglia condition, ad invigilar à questa sorte di discorsi, e di tutti darne parte al magistrato nostro, e doveremo noi e li successori nostri, in ogni tempo che cio succéda, far chiamar quelli che havessero havuto ardinaento di proferir concetti si licentiosi, e farli risoluta animonition che mai più ardiscano proferir cose simili in pena délia vita ; e quando pure se facessero tanto licentiosi e disobedienti di rinovar questi discorsi, provata che sia giudiciara- mente, o vero estragiudiciara- mente la récita, siano con ogni prestezza mandate imo ad annegar per esempio dell' altri, acciô se estirpi a fatto questa arroganza. 3° A tra questi che vivono più presenti scelieme tmo che habbi conditione di buon zelo verso la patria, di ingegno habile à maneggiare un négo- cie, e bisogno di migliorare le sue fortune, come sarebbe inquesta consideratione, per esempio un vescovo di titolo. Scetta che sij la persona, fare che con ogni riguardo s'ab- SUPPLEMENT AUX CAPITU- LAIRES DES INQUISITEURS d' ÉTAT. 1° Les surveillants de toutes conditions sont chargés d'é- couter attentivement et de rapporter au tribimal les discours absurdes qui pour- raient mettre le trouble dans la république. Il est arrêté que, dans toute occurrence sem- blable, ceux qui auraient proféré des paroles si auda- cieuses seront mandés ; on leur intimera l'ordre de ne pas se permettre de pareils discours, sous peine de la vie ; et, s'ils étaient assez hardis pour recommencer, et qu'on pût en acquérir la preuve judiciaire ou extra- judiciaire, on en ferait noyer un pour l'exemple. 30 Parmi les prélats qui résident plus habituellement à Venise, on en choisira un dont le zèle pour la patrie soit bien connu, l'esprit habile à manier les affaires, et la fortune assez médiocre pour qu'il ait besoin de l'augmenter, comme pourrait être im évêque de titre (in partibus). Le choix fait, un des inquisiteurs d'à- 38o ANGELO bochi prima con alcuno di noi inquisitori, e per ultimo con tutti trè ; e à questo prelato resti offerito un premio sicuro di cento ducati al mese. 17° Sia anco in avvantaggio scritto all'ambasciador nostro in Spagna, che applichi l'in- gegno per contaminare alcun huomo délia natione loro ; acciô ângendo qualche negotio particolare in Italia, si porti in Venetia, e con lettere di raccommandatione di alcun soggetto autorevole di quai contorni, procuri adito e hospitioin casa dell' ambascia- dore Spagnuolo résidente ap- presso di noi, ove fermandosi qualche tempo, come fores- tière, non dara sospetto alcuno alla corte, e ne meno ad altri che pratticassero nella mede- sima, col supposto di essere persona sconoscente, e appli- cato solo a servigio partico- lare ; in tal modo potrebbe questo taie riferire tutti li andamenti délia corte stessa a chi cara poi apostato da noi. 280 Formate il processo, e conosciuto in conscienza che sij reo di morte, s'operi con puntualissimo riguardo che alcun carceriero, mostrando affetto di guadagno, le offerisca bord, et ensuite tous les trois, s'aboucheront avec ce prélat pour lui ofîrir un traitement de cent ducats par mois (afin d'en faire im espion). 17° Il sera écrit à l'ambassa- deur de la république en Espagne de chercher un homme de cette nation qui, sous le prétexte de ses affaires particulières, fasse im voyage en Italie, et, arrivé à Venise avec des lettres de recom- mandation de personnes con- sidérables de son pays, se procure un accès facile chez l'ambassadeur espagnol rési- dant auprès de nous. Cet étranger s'y fixera pendant quelque temps, sans être suspect ni au ministre ni aux autres habitués de la cour, parce qu'il passera pour n'être point au courant des affaires et occupé uniquement des siennes ; il pourra par con- séquent observer facilement tout ce qui se passe dans le palais de l'ambassadeur, et communiquer ses observations à im agent que nous aurons aposté près de lui. 28° Si l'instruction du procès donne la conviction de la culpabilité du détenu et le fait juger digne de mort, on aura soin que quelque geôlier, feignant d'avoir été gagné NOTE DE L'ÉDITION DE 1837 381 modo di romper la carcere, e di nette tempo fugirsi, e il giorao antécédente alla fuga le sij nel cibo dato il veleno, che operi corne insensibil- mente e non lassi segno di violenza : in tal modo sarà suplito al riguardo publico e al rispetto privato, e sarà uno stesso il fine délia giustitia, benchè con viaggio un poco più longo, ma più sicmro. pour de l'argent, lui ofire les moyens de s'enfuir la nuit, et, la veille du jour où il de%Ta s'évader, on lui fera donner parmi ses aliments un poison qui n'agisse que lentement et ne laisse point de trace ; de cette manière on n'offensera pas le regard public et le respect privé, et le but de la justice sera atteint par un chemin un peu plus long, mais plus sûr. COLLECTION NELSON. Chef s-d'' œuvre de la littérature. Chaque volume contient de 250 à 550 pages. Format commode. Impression en caractères très lisibles sur papier de luxe. Illustrations hors texte. Reliure aussi solide qu'élégante. Deux volumes par mois. NELSON, ÉDITEURS, 189, rue Saint-J acques, Paris. L_^0 IM^ ViM ^